Alors que les passions montent en Turquie à l’approche de la date de dépôt des candidatures à la Présidence de la République, on vient encore une fois d’entendre les militaires se prononcer, discrètement, sur cette échéance comme sur la politique qu’il conviendrait de conduire vis-à-vis des Kurdes d’Irak : manœuvres politiciennes, respect de la légalité dans la tradition militariste turque, la réalité du comportement des militaires en Turquie n’est pas aussi simple qu’il pourrait y paraître. L’institution est traversée des mêmes divisions qui clivent la société turque. Nese Düzle a décidé d’interviewer Mümtaz’er Türköne, un universitaire spécialiste notamment de la vie de l’institution militaire turque.
Mümtaz’er Türköne, pourquoi ?
Le chef de la junte du 12 septembre 1980, le général Kenan Evren s’est fendu d’une proposition visant à une administration du pays par l’invention de régions ou provinces aux pouvoirs décentralisés. Et le ministère public de lancer aussitôt une procédure contre lui. Evren est alors revenu sur ses propos. Le plus grave dans cette affaire, au-delà des idées de M. Evren, c’est bien le fait de se rendre compte que le fondateur du système politique actuel lui-même est susceptible de s’attirer les foudres de l’Etat. Qui sont donc ceux qui ont tenu Evren pour un séparatiste ou pour une personne de peu de confiance ? Qui s’est attribué le titre de propriété de l’Etat ? Si à leurs yeux, même Evren est une personne douteuse, alors qui ne l’est pas ?
Nous avons parlé de tout cela avec le Professeur Mümtaz’er Türköne, politologue à l’Université de Gazi, un homme qui a milité dans les Foyers Nationalistes jusqu’à des postes de responsabilité avant d’être incarcéré lors du coup d’Etat de 1980 suite au procès mené contre le MHP (Parti du Mouvement Nationaliste, extrême droite). Il a publié sur divers thèmes : le nationalisme, les relations entre les politiques et les militaires, l’islamisme.
Sommes-nous confrontés à un système qui a peur et qui entretient ce sentiment ? Toutes nos relations sociales sont-elles fondées sur la peur ?
Il est vrai qu’il existe un appareil qui fonctionne encore de façon très puissante et qui utilise les techniques de guerre illégales et secrètes, qui menace les gens et qui exerce des pressions sur l’ensemble de la société.
Et au sein de l’armée, il existe deux tendances qui s’affrontent. D’un côté, on retrouve tous les partisans du statu quo. « Par pitié que le PKK ne se politise pas, qu’il reste une organisation armée et qu’il agisse de temps à autre. Qu’il agisse en effet et que nous soyons, par toute une série de mesures et de menaces militaires, le seul obstacle à l’éclatement de la Turquie ». Voilà un peu le genre de refrains qu’on peut les entendre entonner. C’est une pensée tournée vers la perpétuation du statu quo. Et c’est ce qui se trouve à l’origine des événements de Semdinli ( des gendarmes sont pris en flagrant délit d’attentat sur une librairie dans la région d’Hakkari au Sud-Est de la Turquie)
On doit ces événements de Semdinlià un volonté de poursuivre la guerre contre le PKK pour la maintien de la perspective d’une solution militaire à la question kurde ?
Si Semdinli n’est pas un fait divers comme un autre mais il on le prétend l’œuvre d’une organisation…alors cette opération est un produit direct de cette mentalité qui veut que si le PKK n’agit pas, alors il revient d’assurer le terrorisme à sa place dans un souci de déstabilisation. La politique kurde de la Turquie a fait faillite. La politique envers le Nord de l’Irak que l’on doit aussi aux militaires est un échec cuisant. On ne peut aller nulle part avec de telles politiques. Et la preuve de cette faillite, c’est le PKK lui-même.
Les débats portant sur le cessez-le-feu (1999) et par la suite sur le dépôt des armes ont ouvert la voie à une remise en cause de la situation actuelle comme du statu quo. Et si vous soutenez mordicus qu’il faut maintenir une solution militaire pour la question kurde, alors il est nécessaire que le PKK poursuive sa révolte armée. Sinon de l’autre côté, on en vient à une époque où l’on parle de politique où les Kurdes sont en mesure de faire avancer leurs demandes et de proposer des possibilités de solution.
Vous nous avez dit que deux tendances s’affrontaient au sein de l’armée. Quelle est la seconde ?
He bien de l’autre côté, on trouve tous ceux qui ont conscience qu’avec un tel statu quo, il ne sera pas possible de préserver les intérêts ni du pays, ni de la nation. Qu’on ne pourra pas tenir à l’abri la puissance et la respectabilité de l’armée. Les fuites à la presse de la conception de ce serment au sein de l’état-major, le genre de serment prêté le 28 février, ne peut provenir que d’une tel affrontement.
Evren nous dit qu’il nous faut renoncer aux représentations héritées de la guerre froide pour nous adapter aux conditions nouvelles en pratiquant une intelligente politique d’ouverture. Le Secrétaire général des Renseignements turcs critique, à l’instar d’Evren, le maintien du vieux statu quo. Il déclare qu’il nous faut passer en revue l’ensemble des politiques menées aujourd’hui. Dans le même temps, l’ancien adjoint à ce même Secrétaire pour les questions liées à la lutte contre le PKK, M. Cevat Önes explique à tout le monde que la politique officielle envers les Kurdes est complètement erronnée et qu’il convient de la faire évoluer. Mehmet Agar, ancien ministre de l’Intérieur et ancien haut fonctionnaire de la police souhaite que l’on remplace la lutte armée par la pratique de la politique. Il n’est pas de hasard dans la coïncidence de ces déclarations.
Bien. Mais qui est donc le représentant de ce système s’en prenant à Evren lui-même ?
C’est une zone obscure vautrée dans le statu quo. Héritée des structures quasi illégales mises en place pendant la guerre froide…
Le Bureau Spécial de la Guerre… Les Forces Spéciales… Il est fort possible que l’on en retrouve des prolongements au sein des services de renseignement. Ces forces disposent encore d’une sérieuse force de frappe.
D’ailleurs, ils mettent en avant des associations dites du « Kuvayi Milliye » (Résistance nationale, un terme désignant l’union des forces qui refusèrent le Traité de Sèvres en 1920 / 1921). Ils sont dotés d’une idéologie que l’on dit « néo nationaliste ». Et ce nouveau nationalisme n’est rien d’autre que l’idéologie structurante produite par ces réseaux, ces bandes et ces organisations quasi illégales. Il s’agit d’organisations ayant des prolongements civils, envisageant des projets d’ingénierie sociale par de savantes opérations dites « psychologiques » et surfant sur les inimitiés, les cristallisations et les tensions engendrées au sein de la société turque.
Souvenez-vous bien de cela… Tous les généraux qui furent derrière le coup du 28 février étaient des officiers d’état-major. On ne trouvait pas parmi eux pas un seul chef de terrain, pas un seul officier qui avait affronté le PKK sur le terrain avec des compagnies de combat.
Qu’est-ce que cela doit nous montrer ?
Cela nous montre que deux dynamiques sont à l’œuvre au sein de l’armée et qu’une division se fait jour entre elles. L’armée est dotée d’un corps principal. Puis il est tous ceux qui usent de leur identité institutionnelle pour défendre leur propre parcelle de pouvoir dans un zone sombre propice à l’illégalité. Toutes les bandes que l’on voit parfois émerger que ce soit à Semdinli, à Atabey, que ce soit celle de l’Ergenekon ou du Sauna, elles procèdent toutes de la même logique.
Est-il quelqu’un en Turquie qui se sente en sécurité ?
Non. Si on considère un peu ce que nous sommes en train de vivre, il est claire que personne ne eput se sentir en sécurité.
Les militaires ne sont-ils pas conscients de ce que la guerre froide est achevée ?
Elle a pris fin, il y a 18 ans mais pour les militaires turcs, elle est toujours d’actualité. Et parce qu’elle n’a pas pris fin pour les militaires, alors elle n’a pas non plus pris fin pour la Turquie. C’est la perpétuation d’une vision du monde adossé à une idéologie totalitaire, autocratique qui tente d’inventer un mode de direction hiérarchique et de se survivre à elle-même par le biais d’une tentation d’un Etat du renseignement. Les militaires ne sont pas en mesure de renoncer à leurs habitudes héritées de la guerre froide.
Nous voyons bien que ces habitudes et ces tentations perdurent. Parce que la guerre froide leur donnait la possibilité de produire des idéologies, d’intervenir dans les champs sociaux et politiques d’être les seuls détenteurs du pouvoir d’Etat. Or, prévenir l’intervention des militaires dans la chose publique fut l’un des points sur lesquels Atatürk s’est montré le plus sourcilleux.
Le régime du 12 septembre a considérablement renforcé cette atmosphère d’insécurité. Mais auparavant, il n’y avait pas plus de confiance dans la société turque. Quel est le problème dans cette société ?
La société a été blessée par le 29 mai 1960. Le peuple a été méprisé et un jour est apparu entre les électeurs et l’appareil d’Etat. L’expérience démocratique en plein développement dans le pays a été interrompue violemment. On s’est tourné vers le peuple pour lui faire savoir que ceux qu’il avait choisi pour le gouverner allait être pendus. Ce fut un message adressé au peuple, ce premier coup d’Etat. Ce fut également un tournant majeur. Il a sorti la société du lit dans lequel elle s’apprêtait à couler.
L’Etat n’a-t-il confiance en personne, en aucun de ses citoyens ?
Telle est la logique de la force armée. Vous ressentez la nécessité d’une force armée parce qu’il est un ennemi et un danger. Et pour justifier sa propre position, l’armée est dans l’obligation de produire elle-même son ennemi. Les militaires n’ont de cesse de répéter que la République est parvenue à l’un des tournants les plus dangereux de son histoire. Le chef d’état-major vient d’ailleurs de le répéter lors de son dernier voyage aux Etats-Unis. Et cette formule est répétée chaque année comme un motif. Les militaires éprouvent un violent besoin de cette rhétorique selon laquelle le pays peut à tout moment se diviser et disparaître. Parce qu’il lui faut se doter d’une infrastructure susceptible de légitimer son existence : créer un ennemi et ensuite croire que cet ennemi existe.
Comme sanctionne-t-on une nouvelle idée dans cette société ? Simplement par voie judiciaire ou bien en recourant à d’autres méthodes encore ? De quoi Evren a-t-il eu peur ?
La peur d’Evren n’est pas liée au fait d’être puni ou tué. C’set juste la crainte de voir entamée sa respectabilité. C’est ce qu’ils ont fait à Dogan Güres le 28 février. Des militaires appelant depuis l’état-major se sont permis de s’adresser à un Général ayant exercé les fonctions de chef d’état-major en lui donnant du « Monsieur »
Dans les universités, il n’est pas possible d’avancer une idée neuve si vous n’avez pas la peau bien tannée. Si vous le faites, alors il vous arrive ce qui est arrivé au Professeur Atilla Yayla récemment : on vous déclare traître à la patrie, séparatiste….
Comment dès lors inventer une relation saine avec le monde extérieur ?
Il faut que cet état des choses militaires, que les tenants du statu quo se rendent compte que la mer a pris fin. C’est le bien le problème auquel nous sommes actuellement confrontés d’ailleurs. Et certains choses s’effondrent d’ailleurs…La politique kurde ; celle concernant le nord kurde de l’Irak. A Chypre, le gouvernement a fait des ouvertures dans le cadre du plan Annan et s’est donné la possibilité de respirer quelque peu. Les formules développées par les partisans du statu quo ne mènent nulle part. Elles ne font que nous faire perdre de l’énergie et du temps. Et avec cette domination de la peur, la Turquie n’est pas en mesure de défendre efficacement ses intérêts. Evren le dit ; le patron des services de renseignement le proclame ; Mehmet Agar aussi. Il n’est pas possible de continuer plus longtemps sur ce mode-là. Et je suis plein d’espoir d’ailleurs sur ce sujet.
Pourquoi ?
Il est en Turquie une puissante raison d’Etat qui protège les intérêts du pays. Or la Turquie ne pourra pas continuer de les défendre par le biais de ses vieilles habitudes. Et la raison d’Etat s’en rendre compte à un moment ou à un autre. En outre, l’élection d’Erdogan ou d’un autre membre de l’AKP (le parti au pouvoir, centre-droit) à la Présidence de la République constituera une occasion importante pour l’évolution des politiques traditionnelles, et pour la formulation de décisions cohérentes entre les deux têtes de l’exécutif.
FIN.