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Une armée dans l’armée... (1)

mardi 17 avril 2007, par Marillac, Neşe Düzel

© Marillac et Turquie Européenne pour la traduction

© Radikal, le 12/03/2007

Alors que les passions montent en Turquie à l’approche de la date de dépôt des candidatures à la Présidence de la République, on vient encore une fois d’entendre les militaires se prononcer, discrètement, sur cette échéance comme sur la politique qu’il conviendrait de conduire vis-à-vis des Kurdes d’Irak : manœuvres politiciennes, respect de la légalité dans la tradition militariste turque, la réalité du comportement des militaires en Turquie n’est pas aussi simple qu’il pourrait y paraître. L’institution est traversée des mêmes divisions qui clivent la société turque. Nese Düzel a décidé d’interviewer Mümtaz’er Türköne, un universitaire spécialiste notamment de la vie de l’institution militaire turque.

- Mümtaz’er Türköne, pourquoi ?

Le chef de la junte du 12 septembre 1980, le général Kenan Evren s’est fendu d’une proposition visant à une administration du pays par l’invention de régions ou provinces aux pouvoirs décentralisés. Et le ministère public de lancer aussitôt une procédure contre lui. Evren est alors revenu sur ses propos. Le plus grave dans cette affaire, au-delà des idées de M. Evren, c’est bien le fait de se rendre compte que le fondateur du système politique actuel lui-même est susceptible de s’attirer les foudres de l’Etat. Qui sont donc ceux qui ont tenu Evren pour un séparatiste ou pour une personne de peu de confiance ? Qui s’est attribué le titre de propriété de l’Etat ? Si à leurs yeux, même Evren est une personne douteuse, alors qui ne l’est pas ?
Nous avons parlé de tout cela avec le Professeur Mümtaz’er Türköne, politologue à l’Université de Gazi, un homme qui a milité dans les Foyers Nationalistes jusqu’à des postes de responsabilité avant d’être incarcéré lors du coup d’Etat de 1980 suite au procès mené contre le MHP (Parti du Mouvement Nationaliste, extrême droite). Il a publié sur divers thèmes : le nationalisme, les relations entre les politiques et les militaires, l’islamisme.


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- Kenan Evren est le fondateur du régime dans lequel nous vivons toujours. C’est lui-même qui a fait rédiger cette constitution alors qu’il promulguait des lois antidémocratiques et mettait en œuvre un coup d’Etat. Et aujourd’hui, pour une parole qu’il vient de prononcer, voilà le régime qu’il a mis en place qui se met à le poursuivre de ses foudres. Ce système est-il destiné à mettre en cause jusqu’à son fondateur ?

Ce système n’est pas l’œuvre de Evren.

- De qui est-il donc le système alors ?

Ce que veux dire c’est qu’il existait avant 1980. En fait, c’est le système politique hérité des années de guerre froide qui perdure en Turquie. La guerre froide a contribué, dans le monde entier, à mettre en avant les Etats et leurs armées. Des organisations illégales comme la guerre idéologique menée alors ont permis d’ouvrir encore plus et d’élargir le champ de manœuvres de forces armées qui n’avaient jusqu’alors jamais disposé de tant de possibilités. Et chez nous en Turquie, l’armée a tiré profit des failles de la culture politique locale pour fonder un système dont le premier modèle date du premier coup d’Etat, le 27 mai 1960. Ce système s’est confortablement mis en place dès cette époque. Et la Turquie continue de progresser dans ce couloir ouvert au début des années 60. Mais nous commettons encore une erreur supplémentaire. Nous nous contentons de très faciles généralisations en ce qui concerne l’armée. Or, au sein même de l’armée, on peut distinguer une autre armée. Voir d’autres armées.

- Qu’est-ce que cela signifie ?

En 1960, lors du premier coup d’Etat, c’est un lieutenant qui se débarrasse du Chef d’état-major. Celui-ci, le général Rüstü Erdelhun est mis aux arrêts par les putschistes. Il est insulté. Les généraux se mettent au garde-à-vous devant un jeune lieutenant. D’un côté, vous avez une armée, une institution dotée d’une chaîne de commandement effective. De l’autre un groupe d’officiers, une bande de putschistes. Et ces deux réalités prennent place dans le cadre de la même armée. Tout ceci nous prouve que cette armée que nous appelons l’armée par généralisation n’est pas aussi monolithique qu’il y paraît à première vue.

- Une armée est tenue d’être unie. Ce qui fait une armée, c’est la force de sa chaîne de commandement, sa hiérarchie, sa discipline. N’est-il pas dangereux qu’une armée soit en proie aux vices de la désobéissance et de l’absence de discipline ?

Bien sûr que c’est une chose dangereuse. Et c’est ce qui s’est passé le 27 mai 1960 en Turquie. Bien entendu que le fait de trouver plusieurs armées dans le cadre d’une seule et même institution constitue une situation anormale. Et une telle situation nous montre également où se situent les causes des problèmes et des handicaps auxquels la Turquie doit se confronter. Cette division de l’armée provient directement des années de guerre froide. Et le coup d’Etat postmoderne du 28 février 1997 portait tous les stigmates de cette période : la pensée, l’idéologie et les réflexes. Le 28 février comme le 27 mai sont des coups fomentés par des groupes ou des juntes nichées au sein de l’armée. Et c’est à ces moments-là que ces divisions remontent en surface.

- Que ressort-il précisément ?

Chez nous, la formation de ces bandes est une tradition qui remonte au 27 mai. L’armée est toujours marquée par ce genre de phénomènes. Parce que la guerre froide et les tensions qu’elle a suscitées ont offert aux forces armées un vaste champ d’action sous parapluie américain. Les contre-guérillas, les actions illégales, les concepts de guerre de déstabilisation ont été soutenus par les EU et l’OTAN : c’est ce qui a ouvert la voie à ce genre d’organisations en bandes rivales. Et l’on constate que le phénomène ne s’est pas encore éteint.

- La guerre froide est terminée. Toutes les forces illégales, ces contre guérillas y compris en Turquie ont été supprimées ou dissoutes. Est-ce vraiment le cas ? Ou bien est-ce qu’en Turquie, nous ne sommes pas parvenus à nous en débarrasser ?

L’année dernière, nous avons eu un débat sur cette notion de guerre de déstabilisation, sur le bureau des moyens de guerre spéciaux et le commandement des forces spéciales. L’état-major a ensuite émis une déclaration officielle. « Ces unités ont été formées dans les années de la guerre froide por contrer l’expansionnisme soviétique et pour armer et organiser la guerre secrète. Elles ont conduit de très importantes missions », a–t-on entendu. Mais l’état-major n’a pas pu répondre à la question de savoir pourquoi elles existaient toujours. Il a reconnu qu’elles existaient toujours et en attribué la raison de la fondation à la guerre froide. Les forces armées perpétuent aujourd’hui une organisation de leurs structures héritée de cette époque : c’est-à-dire un cadre où les bandes peuvent prospérer.

- Si nous en revenons à Evren... Les mises en accusation dont il est victime aujourd’hui prouvent bien que ce système se base sur la paranoïa. Pourquoi une telle peur, de telles méfiances ?

Parce que nous commençons de vivre en Turquie une évolution qui rend obsolètes ces habitudes et institutions fondées pendant la guerre froide. Se baser sur ces moyens et cette idéologie pour piloter la politique et mettre la société sous tutelle est aujourd’hui devenu impossible. On planifie la mise sur pied d’un Etat du renseignement mais c’est une chose qui ne correspond plus au monde d’aujourd’hui. Lors du processus du 28 février 1997, on a commencé de ficher de droite et de gauche par l’intermédiaire du « Groupe de Travail Occidental ». On n’est pas allé plus loin. Puis on parle d’un serment préparé avec les journalistes. Ce ne sont que des choses qui ne correspondent aux réalités du monde d’aujourd’hui. La vie de nos jours est devenue si complexe et si riche… Le monde d’aujourd’hui n’est plus un monde dans lequel il est possible de catégoriser les gens en deux groupes : les amis et les ennemis. Et même si, pour perpétuer votre domination, vous vous servez du séparatisme et de la réaction (religieuse), il n’est plus possible de prolonger plus longtemps la tutelle militaire que permettaient les conditions de la guerre froide.

- Pourquoi ?

Parce que vous ne pouvez tout simplement plus ficher les gens avec un Etat entièrement tourné vers le renseignement. C’est ce qu’on a voulu faire le 28 février 1997. On cherche encore à le faire. Les serments dont on parle de temps à autre dans la presse reflète bien cette volonté. Sur un terrain de guerre, pendant des manœuvres, vous pouvez toujours séparer les forces en forces bleues et forces rouges et les faire s’affronter. Mais vous ne pouvez en faire autant d’une société. Et quand vous vous mettez à séparer diverses forces, dans cette action même, il vous faut un sacré bagage et des moyens. Or les militaires en sont dépourvus. On s’en rend compte à la lecture de ces serments que l’on a voulu faire prêter à des journalistes. Le 28 février 1997, la situation était la même. Avec cette mentalité, on a fiché tant de sociaux-démocrates sous l’appellation de réactionnaires que… En outre pour se justifier auprès de la société, les responsables du 28 février ont cherché à se trouver des légitimations idéologiques et pour ainsi dire c’est une sorte de « national – socialisme » à l’allemande qui en a résulté.

- Comment en est-on arrivé là ?

Ils en sont venus à imiter jusqu’à ces mots portés sur les baïonnettes et les écussons des officiers SS, « la fidélité, notre honneur », à reproduire ce slogan des nazis. A Istanbul sur les murs des casernes, on peut lire ceci : « la fidélité à l’armée est notre honneur ». Et c’est ainsi à toute la société qu’ils ont fait porter le message de la nécessité d’une fidélité à l’armée.
L’armée ne peut pas être un objet de fidélité. C’est l’armée qui doit faire preuve de fidélité à l’Etat, à la Nation, au pays, à la Constitution comme à la démocratie. Voilà la raison de son existence. Mais tel est le système en place ici…

- A suivre...

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