Les Chefs d’Etat de l’Union européenne vont se réunir lors du conseil européen des 16 et 17 décembre prochains à Bruxelles. Si vous aviez à justifier l’ouverture des négociations, quelle serait pour vous le principal argument en faveur de la Turquie ?
- Uluç Özülker
Uluç Özülker [1] : d’abord, il faut préciser qu’il s’agit maintenant d’une décision concernant l’ouverture des négociations et non pas d’une adhésion imminente. Dans tous les domaines, il existe plusieurs arguments qui militent en faveur de l’adhésion à terme de la Turquie.
L’avantage que notre pays peut apporter à l’Union européenne c’est justement l’ensemble de tous les domaines, que ce soit en terme d’économie, de sécurité, de politique étrangère ou encore d’énergie... Je pense que le débat suscité en Europe et surtout en France, par l’adhésion de la Turquie, existe surtout par une méconnaissance de mon pays. On confond souvent notre culture avec la culture des pays voisins, qui est différente. Et pour ce qui est de la religion, nous pouvons être un exemple, un catalyseur. Nous sommes un Etat laïque dont la grande majorité de la population est musulmane. La laïcité de la Turquie, qui est à l’image de celle de la France, la différencie du monde islamique.
Pour ce qui est de l’économie, la France est le premier pays investisseur en Turquie en terme d’entreprises et cinquième en valeur. Un grand nombre de PME françaises travaillent avec notre pays et vous n’êtes pas sans savoir que les PME en France sont le moteur de l’économie et donc de l’emploi. Dans le cadre de l’Union douanière avec l’UE, qui est en vigueur depuis 1995, le déficit commercial de la Turquie s’élève à près de 80 milliards d’euros, dont 1/8e au profit de la France. Selon les projections, les importations turques s’élèveraient à 80 milliards d’euros d’ici dix ans. En 2004, la croissance économique du pays a atteint 10 % et 8 % l’année passée. C’est le deuxième pays après la Chine, à connaître une telle croissance. A un tel rythme, la Turquie dans dix ans avec une population aux environs de 80 millions d’habitants, pourrait atteindre un PIB approximativement de 800 milliards de dollars.
On parle dans certain milieux que la Turquie coûtera à l’UE 25 milliards d’Euros en 2025. Considérant le rythme de croissance du déficit commercial turc vis-à-vis de l’UE, on atteindrait aisément le chiffre de 300 milliards d’Euros à cette échéance. C’est dire que la Turquie aurait déjà financé son adhésion à l’UE en 2025, ainsi que celle des autres. C’est donc un marché énorme qui s’ouvre et la France est un des mieux placé pour bénéficier de cette perspective.
Dans le domaine de la sécurité, la France œuvre pour que l’UE soit dotée d’une infrastructure commune pour la sécurité et la politique étrangère. Or, actuellement il n’y a que trois pays en Europe qui sont capables de répondre effectivement aux exigences d’une politique de sécurité : la Grande-Bretagne, la France et la Turquie... Par ailleurs, pendant la période de la “guerre froide”, notre pays a sauvegardé les intérêts de l’Europe en défendant les frontières avec l’Union soviétique. Nous avons une grande armée qui coûte cher, ce qui n’est pas essentiellement de notre volonté. Mais quand vous regardez autour de la Turquie, les conflits et autres dangers, notre pays a besoin de se protéger et dans le même temps se trouve être un bouclier pour l’Europe toute entière.
La « dimension » de la Turquie est aussi un élément inquiétant pour les anti-adhésion ?
Uluç Özülker : Quand j’entends des discours qui parlent de la Turquie en terme de “dimension”, je dis alors une chose : Si l’UE veut être un acteur majeur sur la scène internationale, une puissance, elle a besoin de la Turquie, alors que la Turquie continuerait à s’agrandir également en entrant dans l’UE. Je consens que la Turquie n’est pas comparable par exemple aux pays baltes ou à Malte qui ont adhéré dernièrement. Mais, c’est la grandeur qui apporte la grandeur !
Ceci est vrai dans le domaine de la politique étrangère aussi. La position géostratégique de la Turquie lui confère avec ses dimensions le rôle d’une puissance régionale. Avec l’adhésion de la Turquie, l’UE ne peut qu’étendre sa zone d’influence aux régions où elle a besoin de se faire écouter. L’on entend dire ici en France notamment, “mais attention, avec la Turquie, l’UE va avoir des frontières avec la Syrie, l’Irak, l’Iran...”. Toutefois dans le monde qui devient de plus en plus petit personne n’est en pleine sécurité. Par exemple, vous sentez-vous à l’abri du terrorisme parce que la France est loin des ressources du terrorisme ? Ce fléau a prouvé qu’il n’avait pas de frontières. Pour autant, notre pays est un bouclier sur la route du terrorisme qui vient de l’Est et nous en avons d’ailleurs déjà payé le prix également. En terme d’énergie, outre le Moyen Orient, la seconde grande ressource mondiale se trouve être l’Asie centrale et le Caucase, avec la Sibérie. Toute cette énergie ne peut être acheminée en Europe de l’Ouest de façon plus sûre et plus économique que via la Turquie.
Je voudrais m’attarder brièvement sur le problème de la religion. On entend souvent dire dans différents milieux que parce que la grande majorité de la population turque est musulmane, elle ne peut pas entrer dans l’UE, qui doit représenter une entrave chrétienne... A ma connaissance l’UE représente les valeurs universelles que nous appelons de part et d’autre républicaines, aussi et elle est basée sur un système multiculturel et multiethnique. Cela correspond d’ailleurs au modèle français. Il faut encore y ajouter la laïcité. En demandant l’adhésion, la Turquie aspire pleinement à ces principes de base. Mon pays, avec son modèle de laïcité, sert sans aucun doute d’exemple pour les autres pays de l’Islam. Bref, la Turquie va amener toute une région autour d’elle avec elle, et en échange, elle va donner une véritable représentation de l’Europe dans cette région, où l’UE est diplomatiquement et économiquement presque absente ou peu influente. En Géorgie par exemple, si la Turquie avait déjà été au sein de l’UE, ce ne serait pas uniquement une affaire pour la Russie et les Etats-Unis, mais l’Europe aurait eu son mot à dire. Une présence forte de l’Europe doit être ressentie dans cette zone de même qu’au Proche et Moyen-Orient.
Et par-dessus tout, il ne faut pas confondre Islam et terrorisme. Il existe des fanatiques, qui n’ont rien à voir avec la foi, ni avec les convictions religieuses... N’oubliez pas que tous les livres saints enseignent la même éthique. Bien sûr en Turquie aussi il existe des fanatiques comme partout dans le monde. Mais ils sont très nettement minoritaires. Leur parti politique a obtenu seulement 0,08 % des voix lors des dernières élections générales... Je reste persuadé que la méconnaissance concernant la Turquie, fomentée des préjugés, trouve ses racines également dans l’histoire. Il existe toujours des images clichés qui restent ténues. Or, ceux qui se rendent en Turquie reviennent toujours avec une idée différente de ce pays moderne et des Turcs, loin de ces clichés.
Le poids politique et décisionnaire de la Turquie au sein de l’UE fait peur ?
Uluç Özülker : Il faut remettre les choses au clair. Dans la Constitution européenne - qui j’espère sera votée sinon ce sera une lacune dans la gestion de l’UE - il existe un plafonnement au Parlement européen à 96 sièges. Quoi que vous fassiez, qui que vous soyez, que vous ayez une population de 100 millions d’habitants ou moins, vous n’aurez toujours au maximum que 96 sièges. Par ailleurs, la représentation au Parlement ne se fait pas sur une base nationale, mais idéologique. Donc de dire que la France va perdre sa puissance de décision au détriment de la Turquie est faux.
De même, la Turquie ne pourrait à elle seule bloquer une décision au Conseil. A la Commission, la France a un seul commissaire, la Turquie sera dans la même situation. Désormais, c’est uniquement à travers les alliances que la force s’imposera. Et dans ce contexte, nous pouvons devenir un allié de la France. Regardez l’histoire. Nos deux pays ont toujours été de bons alliés, et parfois plus encore qu’avec d’autres pays importants.
A la lumière de ce qui précède, que veut une partie de la France exactement avec son comportement actuel ?
Les critères de Copenhague existent pour décider de l’ouverture des négociations. La Commission a recommandé dans son rapport de les ouvrir. Donc ces critères sont remplis par la Turquie. Par contre, nous constatons ici et là de nouvelles demandes supplémentaires. Elles ne peuvent être que des prétextes pour cacher les vrais motifs.
Si l’on pense que “les pays qui ont une population au-delà de 70 millions d’habitants par exemple, ne doivent pas entrer dans l’UE” il faut le dire ! Si l’on pense que “les pays dont la majorité de la population est musulmane n’ont pas leur place dans l’UE qui est une enclave chrétienne” il faut le dire ! Si l’on pense que “les pays qui ont un PIB inférieur à tel niveau ne peuvent pas entrer dans l’UE” il faut le dire. Alors nous saurons à quoi nous en tenir.
Mais tel n’est pas le cas. Si l’UE veut fixer des critères d’adhésion par rapport aux dimensions géographiques, démographiques et économiques, il fallait le décider auparavant et non au milieu du jeu.
L’UE a pris une nouvelle dimension avec l’entrée des dix nouveaux membres. La vision de l’Europe du début de sa construction est dépassée. Il faut continuer à la bâtir en partant des réalités existantes, sachant que la nostalgie ne suffit pas pour pouvoir retourner en arrière. Il a fallu cinquante ans pour construire l’Europe d’aujourd’hui. Quoi que le progrès n’était pas toujours linéaire, il était tout de même ascendant. L’Europe qui sera façonnée en consensus parmi tous ses adhérents sera sans aucun doute plus défendable que si le gré de certains l’emportait sur les autres.
On parle d’une adhésion seulement dans dix ou douze ans ?
Uluç Özülker : L’adhésion de la Turquie est un processus de longue haleine et demande patience. Nous en sommes conscient. Quand nous regardons les autres négociations d’adhésion, nous constatons qu’elles ont duré en moyenne entre sept à dix ans. On peut penser que cela s’appliquera à la Turquie aussi. Toutefois, il faut également garder dans l’esprit que cela ne peut être qu’une hypothèse puisqu’il n’est pas possible de préjuger de la durée d’une négociation. C’est le propre d’une négociation d’avoir ses règles. Une seule chose est certaine. C’est que de notre côté, nous avons la conviction que nous pouvons terminer ces négociations positivement et dans les meilleurs délais. D’ailleurs, il n’y a pas d’autres alternatives que de les mener vers leur objectif final du fait que nos relations d’association représentent déjà un statut unique en leur genre. L’Union Douanière qui est en vigueur depuis huit ans a un défaut majeur, à savoir que la Turquie ne peut pas participer au processus de décision. Elle subit toujours. Les décisions sont prises à Bruxelles et nous sommes tenu de nous y conformer sans mot dire. Là aussi, seule l’adhésion peut y remédier.
Pensez-vous que dans le domaine céréalier, la Turquie puisse devenir un concurrent à la France ?
Uluç Özülker : La Turquie dans le domaine agricole est généralement autosuffisante pour certains produits et importatrice pour d’autres. Quantitativement parlant je vois mal comment la Turquie pourrait devenir à court terme un concurrent majeur pour la France. Au contraire, notre situation ressemble un peu à celle de l’Espagne. Avant son adhésion ce pays faisait également peur aux agriculteurs français, et maintenant c’est un partenaire privilégié de la France. Il faut accepter le fait que les exportations agricoles françaises vers l’Espagne ont joui d’un important développement. Par ailleurs, je peux dire que le problème dans le cas turc émanera plus de l’adaptation des structures que des échanges. Pour adapter les structures agricoles à celles de l’UE il faudra totalement changer notre filière agricole. Dans le domaine des prix c’est encore plus sensible. La population agricole qui est actuellement de 30 % requerra également des efforts supplémentaires dans la voie de son adaptation aux structures de l’UE. Que ce soit dans ce domaine ou dans d’autres, la patience sera de vigueur. Il faut laisser le temps au temps, sans toutefois être découragé avant même d’avoir commencé à négocier. Comme dit le proverbe : “rien ne sert de courir, il faut partir à temps”.