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Turquie ou l’équilibre entre Bruxelles, Washington et Moscou

vendredi 8 juin 2007, par Philippe Couanon

L’Europe et en particulier les puissances occidentales (en priorité la France, et à un degré moindre imposé par les circonstances, la Grande Bretagne et l’Allemagne) a toujours été l’allié recherché par les Ottomans puis par la République de Turquie.

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Depuis 2 siècles, les rapprochements effectués par Ankara vers Washington et, parfois, vers Moscou, ont été conditionnés soit par des nécessités de sécurité, soit par dépit, face à l’attitude hostile, indifférente ou méprisante des Européens.

L’Amérique, à défaut d’Europe

Ainsi, dans le contexte de la Guerre Froide, la Turquie s’est résolument inscrite dans le camp occidental auquel elle a rendu des services considérables, comme bastion avancé, en vertu de la théorie d’endiguement du communisme. Or, les puissances européennes ont toujours refusé de considérer l’intégration de la Turquie à l’OTAN comme un pacte global préservant la sécurité de l’ensemble du territoire turc et de ses frontières, face aux différentes menaces qui pesaient sur lui. Dans l’optique européenne, l’alliance s’arrêtait au risque soviétique et ne concernait pas les tensions opposant la Turquie à ses voisins du Sud ; dans ces conditions, seuls les Etats-Unis garantissaient la sécurité turque dans sa totalité et, l’appartenance à l’OTAN se transforma en association bilatérale privilégiée avec les Américains. Une telle situation n’allait pas sans effets négatifs car la Turquie devenait l’otage exclusif de la politique et des besoins étasuniens, sans possibilité de contrepoids. Ainsi, fut elle obligée d’accepter les conditions décidées unilatéralement et sans concertation à la Maison Blanche (comme durant la crise de Cuba) et se retrouva isolée lors des périodes de frictions avec Washington comme en 1964 et 1974, lors des crises chypriotes.

Le peu d’intérêt pour ses préoccupations stratégiques manifesté par les capitales européennes a donc poussé la Turquie vers des liens quasi exclusifs avec les Etats-Unis et l’a contraint à une situation de dépendance contrainte, indispensable à sa défense, mais aussi à son économie fragile. En corollaire, la proximité entre Washington et Ankara indispose les Européens et attise leurs réticences à intégrer dans l’Union un pays suspecté d’être un sous-marin atlantiste. Par contre, Américains et Européens n’hésitent pas à unir leurs voix pour faire pression sur la Turquie, par exemple sur la question chypriote ou pour les problèmes relatifs aux Droits de l’Homme. Les Turcs ont souvent le sentiment d’être prisonniers d’une alliance nécessaire, qui les pénalise dans leurs ambitions européennes ou moyen orientales, et de servir de pions géopolitiques dans les relations transatlantiques.
Outre le désir intemporel d’ancrage à l’Europe, la demande insistante d’adhésion à l’UE traduit le souci d’Ankara de se démarquer, au moins partiellement, d’une alliance parfois étouffante et qui peut, à terme, s’apparenter à un piège contrariant les orientations diplomatiques souhaitées par la Turquie en direction de l’Europe, mais aussi vers le monde arabe ou l’Asie Central. Il faut donc y voir une volonté d’équilibre de la politique extérieure d’Ankara, ce qui est une constante des relations internationales turques.
L’intensité de l’amitié turco-américaine est donc fonction du degré de relation entre la Turquie et l’Europe ; il est d’ailleurs symptomatique de constater que la fermeté affichée par Ankara avec son refus de laisser ouvrir un second front contre l’Irak à partir de son territoire, en mars 2003, s’inscrit dans un double contexte :

-  Celui d’une prise de conscience du jeu américain qui consiste à privilégier ses seuls intérêts, même au prix d’une fragilisation de ses alliés les plus fidèles.

-  Celui, aussi, d’un net rapprochement avec Bruxelles, avec la perspective de l’ouverture rapide des négociations d’adhésion.
Depuis, les incertitudes s’accumulant sur les espoirs d’intégration à l’UE ont conduit le gouvernement Erdogan à ménager son alliance américaine, malgré l’agacement que lui procure le bourbier irakien. Ceci dit, les slogans anti européens et anti américains entendus durant les récentes manifestations, sont révélateurs du ressentiment populaire à l’encontre de « l’égoïsme » américain comme des réticences injustes des Européens. D’une certaine manière, ce double rejet ouvre la porte à un troisième larron : la Russie, d’ailleurs épargnée par les attaques anti impérialistes et nationalistes, ce qui est édifiant dans ce contexte de repli identitaire.

Un rapprochement pragmatique avec l’ennemi russe

L’histoire des relations entre « les deux filles légitimes de l’Empire Byzantin » (selon l’expression d’Alexandre Adler) les apparente plutôt à des sœurs ennemies dont les convergences culturelles se sont d’ailleurs estompées avec le temps. Depuis Pierre le Grand, dont le règne débute l’expansionnisme russe, les rapports entre Saint Petersbourg et Constantinople sont jalonnés d’une interminable litanie de conflits et de tensions, où la Sublime Porte s’est arc-boutée pour contrecarrer les ambitions méditerranéennes des tsars, avec comme objectif central le contrôle des Détroits. Au 19e siècle, l’antagonisme trouva un autre champ d’affrontement, dans les Balkans, où les Russes se présentèrent en défenseurs des peuples slaves en attente d’états-nations (Serbes, Bulgares…) et en fédérateurs de l’espace slavophone, au détriment des sultans ottomans. Tout au long de ce siècle, la rivalité russo-ottomane alimenta les débats du Concert des Nations, avec la volonté des puissances occidentales d’assurer la survie de « l’Homme malade de l’Europe » pour se prémunir elles-mêmes du danger expansionniste russe. La première conflagration mondiale apparut en point d’orgue de cette opposition séculaire qui laisse les 2 adversaires épuisés et au bord de l’explosion.

L’émergence du bolchévisme et les débuts, presque concomitants, de la République turque apportèrent un calme de circonstance, voire une ébauche de réconciliation raisonnée entre 2 pays diplomatiquement isolés qui trouvèrent, dans un statu quo tacite et la stabilisation de leur frontière commune, un terrain d’entente intéressé.
La victoire de l’Armée Rouge, en 1945, réveilla les ardeurs conquérantes des Soviétiques dont les revendications territoriales pressantes sur l’Est anatolien, poussèrent les Turcs à adhérer sans hésitation au bloc occidental ; la Turquie se retrouva donc en position de premier barrage face au danger communiste, en « fer de lance avancé du monde libre »… et le grand voisin slave redevint l’ennemi privilégié, une situation qui perdura jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est et l’implosion de l’URSS. L’amarrage forcé à l’Ouest ne déplaisait d’ailleurs pas à Ankara qui trouvait là un moyen d’accélérer le processus d’occidentalisation voulu par les derniers sultans et accentué par Kemal Atatürk.

Durant 4 siècles, la Russie, et son avatar marxiste léniniste, a donc constitué l’adversaire numéro 1 de l’Empire ottoman et de son prolongement républicain ; un ennemi héréditaire, acharné à le détruire ou à l’asservir pour concrétiser son ambition sudiste.
Dans ce contexte d’animosité persistante, il parait illusoire d’envisager un réchauffement autre que pragmatique. D’ailleurs, l’amorce de flirt observée ces dernières années sonne comme une contradiction flagrante au regard des multiples points d’achoppement qui subsistent :

-  Amitié russo-arménienne qui s’oppose à l’axe Ankara/Tbilissi/Bakou

-  Maintien des accords turco-israélo-américains qui contrecarrent les ambitions moscovites de réactiver leur influence sur le Moyen Orient

-  Rôle majeur de la diplomatie turque en faveur des Bosniaques et des Kosovars au détriment des alliés serbes de Moscou.

-  Soutien à peine voilé d’Ankara aux indépendantistes Tchétchènes et autres peuples musulmans du Caucase

-  Activisme d’Ankara dans l’aire turcophone des ex-républiques soviétiques que le Kremlin considère comme sa zone d’influence naturelle

-  Choix de la Turquie de privilégier l’option américaine pour l’acheminement des hydrocarbures de la Caspienne, portant un coup fatal au projet de tracé russe

-  Guerre de l’eau menée en Anatolie orientale, dans le cadre du projet GAP, qui risque d’asphyxier l’ami syrien…

La liste des facteurs de tensions qui perdurent entre les 2 voisins que tout oppose, est loin d’être exhaustive et ne laisse planer aucun doute sur le caractère conjoncturel d’un rapprochement de raison pour des intérêts partagés.

De fait, Moscou entend jouer les trublions en Asie occidentale et au Moyen Orient, pour retrouver une crédibilité internationale, en profitant des inquiétudes turques, ébranlées dans leurs convictions pro-américaines et pro-européennes. La Russie espère aussi desserrer l’étau qui étouffe ses « amis » arméniens, syriens et iraniens. Par ce biais, elle gène la politique américaine et s’autorise à reconquérir la place perdue dans la zone. Enfin et surtout, Russes et Turcs se rejoignent sur des intérêts énergétiques convergents : la Russie doit trouver de nouveaux cheminements pour expédier ses hydrocarbures vers l’Europe et la Méditerranée ; la Turquie a besoin du gaz russe pour sa consommation et espère retirer de substantiels bénéfice de sa position de relai incontournable du marché énergétique. Pour elle, le prix à payer est connu : mettre un frein à ses ambitions de fédérer l’aire turcophone sous son leadership et se cantonner à un rôle de puissance secondaire, sous l’emprise des « grands » ; mais ses approvisionnements énergétiques sont vitaux, notamment pour faire face aux besoins croissants de la mégapole stambouliote ; en outre, elle équilibre ses relations avec ses voisins en s’extrayant d’une situation de mono-dépendance.

Au-delà des contingences économiques, il est important de souligner que le rapprochement turco-russe s’inscrit en parallèle au flottement qui affecte les rapports de la Turquie avec les 2 pôles occidentaux. Croire au hasard relève de l’inconscient et confirme que les orientations diplomatiques d’Ankara s’adaptent aux uns et aux autres sur le principe du balancier. Par contre, la nouveauté résulte d’un certain rejet du monde occidental, l’allié naturel et souhaité, équilibré par ce pas de danse, a priori contre nature, avec l’ennemi traditionnel. Il est évident qu’il s’agit, pour Ankara, d’un choix par défaut, justifié par la méfiance que lui inspire la politique du gouvernement Bush et par l’hostilité manifeste que lui témoignent certains membres de l’UE, notamment les plus influents. Devant ce constat, il faut se demander si l’attitude des ténors de Paris et Berlin ne préfigure pas un « acte manqué », hautement préjudiciable pour l’avenir économique et géopolitique de l’Europe.

Le dilemme européen

L’Europe et ses membres sont face à un choix crucial dont ils se doivent d’être conscients des enjeux. Il est clair que leurs réticences à l’encontre de la Turquie sont en grande parties responsables de la tentation de repli nationaliste et du rejet de l’Occident que l’on observe dans ce pays. Il est clair également qu’une Turquie humiliée et frustrée dans ses rêves européens ne se contentera pas du palliatif d’un partenariat privilégié ou d’une improbable Union Méditerranéenne, vide de contenu. Les réactions turques, sans équivoques, à l’élection d’un Nicolas Sarkozy ouvertement turcophobe et adepte d’Huntington, et les mesures de rétorsion évoquées en cas de véto français, sonnent comme un avertissement net de ce qui attend l’UE en cas de rupture des négociations ou de rejet de la candidature turque. Or, si la fermeté de l’effet d’annonce est calculée, il ne faudrait pas considérer la menace à la légère, car une telle décision entrainera immanquablement une réaction d’hostilité populaire qui exercera une pression incontournable sur le gouvernement du pays et conditionnera ses choix.

Dans ce cas, l’Europe risque de voir se constituer à ses frontières orientales un front russo-turcophone qui lui serait fortement préjudiciable. En outre, elle se fermerait les portes de l’Asie centrale et du Caucase et se mettrait hors jeu au Moyen Orient, laissant le champ libre à un second point chaud de la « Nouvelle Guerre Froide » qui s’amorce entre Américains et Russes. Sur le plan énergétique et économique, elle se placerait d’elle-même, en position d’otage, dépendant des exigences russes, notamment pour ses approvisionnements en gaz naturel. Enfin, elle provoquerait une animosité du monde musulman (qui compte de nombreux producteurs d’hydrocarbures !!), lourde de menaces pour un espace méritant désormais le qualificatif de « club chrétien » ; or, l’Islam est déjà partie intégrante de l’UE avec ses millions de citoyens issus de l’immigration maghrébine, turque, pakistanaise…, ses états bosniaque, albanais (et du futur Kosovo) majoritairement musulmans (et futurs candidats à l’UE) et ses minorités autochtones qui professent l’Islam en Bulgarie, Grèce, Macédoine… On ne peut qu’imaginer les réactions de dépit de population qui se sentiront reléguées, ad vitam aeternam, dans un statut de sous citoyens !

A l’inverse, une intégration concertée, acceptée et réussie de la Turquie à l’UE ferait de ce pays un modèle à suivre en terme de démocratisation et de sécularisation au sein du Dar al Islam, et de l’Europe un exemple d’espace ouvert et culturellement tolérant, infligeant un démenti cinglant à la thèse du choc inéluctable des civilisations.

Au Moyen Orient, l’UE pourrait s’afficher en arbitre modéré et retrouver une influence quelque peu estompée dans la zone ; la France, en particulier, auréolée de ses amitiés arabes et palestiniennes entretenues depuis De Gaulle par les présidents Mitterrand et Chirac depuis 4 décennies, pourrait y jouer un rôle majeur… à condition que les préférences résolument américaines, israéliennes et va-t-en guerre du nouveau locataire de l’Elysée soient tempérées par les diplomates de métier… en quelque sorte, souhaitons que la prudence et la raison l’emportent sur les préjugés islamophobes et les tendances velléitaires.

L’adhésion ferait de la Turquie une passerelle entre l’Europe et son aire culturelle d’Asie centrale avec un double avantage, non négligeable pour le vieux continent :

-  Il s’ouvrirait la voie vers les richesses énergétiques d’Azerbaïdjan, du Turkménistan et du Kazakhstan et atténuerait d’autant la pression politico-économique qu’exerce la Russie sur l’UE. Le chantage quasi permanent à la fermeture du « robinet de gaz », le bras de fer polono-russe actuel et l’échec cuisant des discussions Poutine/Merkel/Barroso ces derniers jours indiquent clairement la nécessité pour l’Europe de se sortir de l’emprise énergétique de Moscou en diversifiant ses approvisionnements.

-  La formation d’un axe amical Europe/Turquie/Asie centrale freinerait les velléités impérialistes russes et américaines, voir chinoises d’étendre leur influence agressive en Asie occidentale et d’engager un nouveau face à face hostile. Pour la Turquie, historiquement très méfiante à l’égard de Moscou et incitée à la prudence dans ses amitiés américaines, l’ancrage à l’Europe reste le choix du cœur et de l’avenir, avec la perspective d’une position de puissance régionale. A l’inverse, un rejet européen la pousserait vers des alliances nécessaires à sa sécurité mais la maintiendrait dans une situation de pion géopolitique entre les mains des 2 leaders belliqueux aux intérêts antagonistes.

Dans cet espace capital qu’est le Moyen Orient, l’Asie occidentale et centrale et le Caucase, l’Europe possède le choix d’opter pour une présence modératrice, garante de retombées économiques et géopolitiques ou pour une absence frileuse basée sur un repli identitaire qui la mettra à la merci des ambitions ou de l’hostilité des parties prenantes. C’est un choix primordial qui passe nécessairement par l’alternative de l’acceptation ou du rejet de la Turquie. Les Européens en sont-ils conscients ? Pas sûr !

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Sources

© Turquie Européenne 25/05/2007

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