Violence à l’école, violence conjugale publique, violence des hommes, mais aussi violence des femmes : le sujet a envahi les médias turcs comme premier sujet de préoccupation.
Mme Nese Düzel aborde la question avec le psychiatre Murat Paker : selon lui, la société turque est une société meurtrie et en proie à une évolution très rapide.
Suite de l’entretien avec Murat Paker : Turquie : la société en mutation (1)
Ce qui est curieux dans cette situation c’est que les femmes aussi recourent à la violence. Il est question de femmes qui viennent importuner leurs anciens petits amis au restaurant, ou de femmes qui débarquent violemment au domicile de leurs ex. Ce sont également des manifestations violentes. Pourquoi les femmes sont-elles devenues agressives ?
Ce ne sont pas que les hommes mais les femmes, les jeunes, les enfants, c’est-à-dire tout le monde en définitive pour qui on note une montée dans la dose d’agressivité et dans la liberté d’expression de cette agressivité. Les gens deviennent agressifs plus facilement. Autrefois dans le cadre de la société traditionnelle, la place de chacun était fixe et fixée. Et chacun de nouer des relations avec autrui dans le cadre de ces règles-là. Aujourd’hui avec la modernisation et les développements capitalistes, ces structures traditionnelles ont tendance à s’effacer. Il ne reste aux individus que peu de choses comme cadres de références pour nouer des relations entre eux. Les gens s’individualisant, se mettent à penser qu’ils se suffisent à eux-mêmes et qu’ils peuvent produire ex-nihilo leurs propres règles. Nous pourrions taxer cette situation issue du processus de développement capitaliste, de « repli narcissique ».
Quelle est donc la nature de ce repli narcissique que nous vivons tous ?
Cela signifie que dans la société, que dans chacun d’entre nous, la propension égocentriste s’accroît. Or la capacité pour un individu de nouer des relations harmonieuses avec autrui, de ne pas exercer de violence contre celui qui lui fait front, de considérer autrui comme un sujet est liée à la capacité de se dire « lui aussi peut souffrir. Lui aussi a des sentiments ». Si une personne devient égocentrique, nourrit un peu trop ses inclinations narcissiques, il peut très facilement placer autrui dans la position d’un objet. Et peu importe combien il peut souffrir, ce qu’il peut endurer, il ne fera preuve d’aucune empathie et fera d’autrui ce qu’il entend. Car désormais se trouvera en face de lui un objet comme une table. Et c’est en nous tous que croît une telle tendance comportementale.
Bien et les femmes n’ont-elles plus honte d’être considérées comme agressives ?
Ce que vous appelez la honte est une chose liée à la façon dont nous juge tout un environnement, les autres - ce peut-être la famille, les gens du quartier, du village - et à la façon dont nous en tenons compte. Dans les sociétés comme la nôtre dotées de caractéristiques orientales c’est-à-dire pas complètement individualiste mais également en proie à des tendances commuautaires, le sentiment de honte est très prégnant. En occident, c’est plutôt celui de « faute ou de culpabilité » qui domine.
Aujourd’hui la Turquie passe par un processus d’atomisation rapide. Les structures traditionnelles permettant l’expression du sentiment de honte sont en pleine décomposition. A mesure que se relâchent les liens sociaux, les possibilités de honte diminuent. Et le sentiment de culpabilité appelé à prendre sa place n’apparaît pas immédiatement.
Ce qui signifie que les gens n’éprouvent ni honte, ni sentiment de culpabilité. Or ces deux sentiments ne jouent-ils le rôle de freins pour les personnes ? N’est-ce pas là une situation dangereuse ? Vivons-nous dans une société sans frein ?
C’est une situation plutôt dangereuse, en effet. Il y a comme un vide. Et les phénomènes comme l’expansion sociale de la violence en procèdent d’ailleurs.
La violence peut-elle se répandre dans une société comme une maladie contagieuse ?
Absolument... Nous savons d’après certaines études que la violence se généralisant chez les jeunes et les enfants est directement liée aux films à contenus violents diffusés à la télévision.
Nous constatons également une violence encore plus répandue et plus terrible : la violence au lycée. Les lycéens ont presque tous commencé à porter un couteau sur eux. Pourquoi les lycées sont-ils devenus des foyers de violence ?
Il faudrait étudier dans quel lycée la violence augmente le plus. S’il s’agit des institutions où l’on retrouve les enfants des classes moyennes ou pauvres, c’est cela qui vient à l’esprit : la Turquie est un pays où peu à peu la mobilisation entre classes sociales s’amenuise. Autrefois la possibilité pour un enfant pauvre de s’élever vers les classes supérieures était plus grande. Il n’y avait pas tant d’écart entre les écoles. Du point de vue des bienfaits de l’éducation, les gouffres entre les classes sociales n’étaient pas aussi grands par le passé. Peu à peu, la Turquie est en train de glisser vers un modèle de société plus classique, celui d’une société de classes. Par exemple, en Angleterre, un enfant issu de la classe ouvrière n’a quasiment aucune chance de recevoir une très bonne éducation. Et c’est de ce modèle que la Turquie tend à se rapprocher. Les possibilités de passer d’une classe vers une autre dans le sens croissant sont en train de se restreindre. Et ceci, pour des pans entiers de la population, équivaut à un grand désespoir.
Quelles sont les conséquences d’un tel désespoir ?
Il autorise les jeunes à se dire que « quoi que je puisse faire, de toute façon je ne serai pas grand-chose. Je ne deviendrai quelqu’un que si j’emprunte des voies détournées et que je sors du droit chemin ».
Parce que cette société attribue de grandes possibilités en ce qui concerne le gain de pouvoir personnel ou l’enrichissement illégal comme la mafia par exemple. Les enfants ne sont pas stupides et voient bien ce que font leurs aînés. Et ils reproduisent dans leurs vies ce que fon les grands.
Sommes-nous enclins à la violence ?
On ne peut dire d’aucune société qu’elle est prédisposée, génétiquement, à la violence. Mais dans un sens social et politique, si nous considérons les modes de répression des révoltes ou bien les guerres vécues depuis plusieurs siècles, alors oui, nous sommes une société qui s’est appropriée la violence comme un moyen légitime de résoudre des problèmes. Cet état de fait peut s’expliquer par la lente décomposition de l’Empire ottoman. En un siècle, l’Empire a perdu 90 % de ses territoires. Et ceci constitue pour une société comme pour ses élites un formidable traumatisme. Et de s’implanter chez chacun la crainte du dépeçage, de l’anéantissement. Ces sentiments se sont encore renforcés au cours des guerres balkaniques. En 1914, peut-être est-on rentré en guerre avec l’espoir de réparer ces pertes ; en vain. A toutes ces catastrophes, on a trouvé deux responsables : d’un côté, les Etats occidentaux cherchant à nous diviser. De l’autre, les agents de ces Etats infiltrés chez nous. Ceux-ci étaient les minorités chrétiennes et d’une certaine façon pour pouvoir se sentir en sécurité, il fallait s’en débarrasser. Au cours de la première guerre mondiale, on a effectué ces opérations de « nettoyage » à grande échelle. En l’espace de 5 à 10 ans, la population arménienne et grecque est tombée de 20 à 25 % à 1 ou 2 % de la population totale. Et tout ceci s’est effectué en recourant à une violence à grande échelle.
Cette violence passée peut-elle influer sur l’état d’esprit d’aujourd’hui ?
De la façon suivante : chez nous, existe cette tradition de « ne pas faire face ». Sans même remonter à ce que les unionistes ont pu faire aux Arméniens en 1915, cette société ne s’est pas encore confrontée au 12 septembre, au Général Evren ou à Susurluk. Ne pas se confronter signifie ne pas apprendre, ne pas se défaire de ses fautes, ne pas mûrir, ne pas grandir.
Si nous avions pu nous mesurer à notre passé, la violence serait-elle aussi répandue dans notre société ?
La violence n’aurait pas été engendrée. Si la Turquie avait fait face au 12 septembre, il est probable qu’on n’aurait pas connu Susurluk. Maintenant parce que nous n’avons pas faire face à Susurluk, alors nous vivons l’affaire de Semdinli. Et tous ces évènements se produisent ainsi en chaîne. Il nous appartient de nous confronter à ce que nous avons vécu en commençant par aujourd’hui et en remontant dans le passé. Le évènements les plus proches sont aussi les évènements les plus faciles à envisager. Le fait de ne pas pouvoir faire face, offre un modèle comportemental aux individus. On se dit qu’il se passe de telles choses et qu’il n’arrive rien à ceux qui en sont les responsables. « La vallée des loups » procède d’un tel réflexe.
Quel réflexe ?
« La vallée des loups » est une demande de relaxe, de blanchiment pour Susurluk. Dans cette société, depuis longtemps, sont commis des actes affreux. Ces actes sont jugés nécessaires par des personnes à l’intérieur de l’Etat mais ce sont aussi des actes qu’on ne peut pas accomplir dans un cadre légal. Et ils sont commis à l’insu de la majorité. Mais avec Susurluk, c’est tout ce qui nous vient à l’esprit lorsqu’on parle de l’Etat profond qui est sorti au grand jour. La société a posé ses yeux sur cette réalité et ses doutes, sa méfiance à l’égard des dirigeants et de l’Etat se sont renforcés. Le respect porté à ceux qui se considèrent comme les véritables maîtres de l’Etat s’est affaibli. Mais la société n’a pas procédé au nettoyage. On a refermé l’affaire, et grâce à « la vallée des loups », une partie de la population a passé l’éponge sur Susurluk. La vallée des loups a permis de faire, par une manipulation psychologique et idéologique plutôt réussie, du criminel un héros.
Le système éducatif a-t-il un rôle dans le regain de violence que nous connaissons aujourd’hui ?
Sans doute. Le système éducatif contient d’ailleurs lui-même une part de violence. Les violences exercées à la maison, à l’école, à l’armée correspondent aux trois modèles de violence les plus importants et les plus répandus en Turquie. Dans la société turque existe d’ailleurs une croyance traditionnelle selon laquelle la personne détentrice d’autorité que ce soit la mère, le père, le professeur ou l’officier, a le droit de recourir à la violence dans des situations qui lui paraissent anormales. Une fois adultes, les personnes ayant été soumises à cette violence lorsqu’elles deviennent elles-mêmes, mère, père, professeur ou officier, ont besoin d’accomplir un effort supplémentaire pour ne pas recourir à la violence. Et si cet effort est laissé au seul individu, alors le changement est très difficile.
Dans nos cours d’histoire, nous ne faisons que nous féliciter de nos victoires, de nos actes héroïques et dans un sens du meurtre de nos ennemis. Cette culture de l’inimitié peut-elle influencer les enfants ?
Bien sûr. Dans le système éducatif turc, dans les livres de citoyenneté ou d’histoire, on trouve un discours très viril. Dans ce genre de discours prennent place un bien et un mal très évident, aux limites bien précises. Les bons c’est nous, les mauvais c’est eux. Nous n’avons aucun mauvais côté. Et eux n’ont d’ailleurs aucun bon côté. Et nos schémas sont si différents des leurs que nous ne sommes pas en mesure d’apprendre l’histoire. Juste de nous tromper nous-mêmes en fait. Nous n’apprendrons que la façon selon laquelle nous sommes des si bons héros et comment nous avons été les victimes d’actes perfides. Il y a, en Turquie, des dizaines de générations passées au crible de cette vision du monde.
Le conflit au Sud-Est a-t-il joué un rôle dans cette explosion de violence ?
Parmi les causes du relâchement et du pourrissement des liens sociaux figure bien évidemment cette guerre à laquelle on n’a pas donné le nom de guerre intestine et qui fut, pendant des années, à l’origine de tant de morts, de blessures, et d’exils. D’un point de vue militaire, l’Etat turc a vaincu le PKK, mais cette guerre, sur bien d’autres plans, s’est soldée par une défaite sociale pour la Turquie. Dans l’Etat et la société turques, c’est toute une série de structures qui sont entrées dans un processus de décomposition. On paye un prix très lourd. Même si une volonté politique se faisait jour, si l’on se mettait à régler ce problème par des voies pacifiques et démocratiques, il nous faudrait beaucoup de temps pour parvenir à réparer les traumatismes, et la décomposition sociale causée par cette question. Il n’est pas facile de faire face au pourrissement des institutions d’Etat. En outre en deux décennies, beaucoup de gens ont perdu beaucoup de choses. Ce qui n’a pas manqué d’amener de la colère. Tout cela ne disparaîtra pas en un instant.
© Radikal, le 03/04/2006
Traduction pour TE : François Skvor