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Turquie : La Biennale d’Istanbul est bien féroce

lundi 5 octobre 2009, par Philippe Dagen

Istanbul Envoyé spécial

Effondrement de l’URSS et guerres caucasiennes, éclatement de la Yougoslavie et guerres balkaniques, Liban, Israël. A travers de multiples œuvres et installations qui évoquent ces sujets, la 11e Biennale d’art contemporain d’Istanbul est ouverte à toutes les tempêtes du passé récent et du présent. On est secoué, pris au dépourvu, exaspéré parfois. Cette Biennale est férocement vivante et, donc, furieusement intéressante.

Le mérite en revient d’abord à ses auteurs, quatre femmes, quatre jeunes commissaires croates réunies sous le label WHW (What, How and for Whom ?, ce qui signifie Quoi, comment et pour qui ?). Ivet Curlin, Ana Devic, Natasia Ilic et Sabina Sabolovic l’ont fondée en 1999. On les a vues intervenir dans un centre d’art parisien, Le Plateau, en 2007. Leur réputation d’agitatrices déchaînées était déjà établie.

Aujourd’hui, elle est à son comble, puisque ces femmes ont transformé la Biennale en un forum éructant et contradictoire. Elles lui ont donné pour titre une question : « Qu’est-ce qui garde l’humanité vivante ? » Elles auraient pu choisir « La souffrance de l’actualité », pour évoquer l’actuelle Biennale de Lyon, qui se nomme « Le spectacle de l’actualité ». Spectacle en effet à l’Ouest : on y considère les malheurs du monde avec sollicitude, on y fait preuve de compassion et d’idéalisme qui confine parfois à la niaiserie.

Rien de tel sur le Bosphore. Des 70 artistes choisis par WHW, les trois quarts viennent des terrains des conflits, d’Europe orientale, d’Asie centrale et du Proche-Orient - ce qui change la perspective. La situation d’Istanbul est décisive en la matière : tout un monde vient s’y retrouver, y parler de l’oppression, de la misère, de la puissance des religions.

Dans cette sélection, les artistes turcs ne sont pas nombreux, mais ils sont aussi virulents que les autres quand ils traitent du statut de la femme, des mariages forcés, de l’exode des campagnes vers la ville. L’occasion est ainsi donnée de découvrir des créateurs très peu connus en France et en Europe occidentale, d’autant que, des 143 œuvres exposées, 124 viennent directement des ateliers de leurs auteurs et 35 ont été produites pour la Biennale.

Encore quelques chiffres : la Biennale se tient en trois lieux - un entrepôt du port, les anciens magasins à tabac et l’ex-Ecole grecque -, et son budget, modeste, de peu supérieur à 2 millions d’euros, doit beaucoup au mécénat du Holding Koç, groupe industriel turc.

On est donc dans les événements, avec ce que cette situation suppose de proximité troublante, de violence, de partis pris et de démonstrativité brutale. Politiques, engagés, les artistes se veulent incontestables et didactiques. Les documents et archives livrés tels quels, les objets emblématiques, les images de propagande et les interviews s’accumulent. Le souci de la forme, parfois maniériste à Lyon, est ici secondaire : il faut juste que ce soit clair, et dur.

Et ça l’est, sans qu’aucune censure des images soit perceptible. Il en est même dont on doute que d’autres villes les auraient acceptées. Quand, dans un hôtel de Tel- Aviv, Ruti Sela et Maayan Amir filment de jeunes Israéliens récemment démobilisés, ceux-ci se mettent à nu, moralement et physiquement, avec une crudité qui laisse interloqué.

On sort de cette vidéo un peu effaré, pour entrer dans la salle de classe où Lado Darakhvelidze raconte la guerre entre la Géorgie et la Russie à l’été 2008 avec un humour ultranoir. Lequel humour se retrouve quand le collectif russe « Que faire ? » - titre léniniste - fait chanter les slogans de la perestroïka par des chanteurs classiques dont les modulations deviennent grotesques. Ces airs retentissent dans la salle où le même groupe affiche aux murs une chronique des faits et des dates digne d’une encyclopédie historique.

Efficace aussi et assez terrifiant, le montage du Polonais Artur Zmijewski, qui compile des reportages télé de manifestations, funérailles de Jorg Haider, cortèges anti-avortement, émeutes nationalistes .

La vidéo de Mounira Al-Sohl - histoire symbolique de plongeurs à Beyrouth -, l’excellent dessin animé sarcastique du Turc Canan Seno, les reliques léninistes bricolées que Vyacheslav Akhunov dépose partout, les vidéos de Jumana Emil Abboud : autant d’œuvres qui s’inscrivent dans la mémoire, parce qu’elles dépassent le stade de la leçon visuelle et politique pour imposer fables ou symboles.

Selon une règle des biennales d’art, quelques « grands anciens » sont mêlés aux jeunes : Michel Journiac (1943-1995), parce que ses photos de travestissements posaient la question de l’identité sexuelle, le peintre allemand KP Brehmer (1938-1997), parce qu’il associait dans les années 1970 abstraction géométrique et critique du capitalisme.

Mais ses tableaux bien-pensants paraissent plats et ennuyeux par rapport aux dessins de la série Capital, de Yüksel Arslan. Ce dernier, né à Istanbul, vit depuis un demi-siècle près de Paris. Le temps est venu pour son pays de rendre hommage à ce dessinateur terrible . Placé au centre de la Biennale, il bénéficie aussi d’une rétrospective immense à Santralistanbul, l’un des musées d’art actuel de la ville. Sa puissance satirique et son inventivité graphique éclatent à chaque pas.


Biennale d’Istanbul, Antrepo n° 3, TüTüm Deposu et Feriköy Rum Okulu. Du mardi au samedi de 10 h à 19 h. Entrée : 10 livres turques (5 euros). Jusqu’au 8 novembre.

Philippe Dagen

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Sources

Source : Le Monde, le 02.10.09

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