Chaque jour de l’actualité turque qui éclot en cette aube de l’année 2007 apporte sa masse d’horribles surprises. Ce que nous ne voulions considérer, il y a peu encore, que comme un processus en cours et pour ainsi dire extérieur, étranger à nous-mêmes, nous a tous emportés dans le paroxysme de ses transports : « enfer » disait Baskin Oran, « guerre » écrivait Murat Belge. Ce qui hier encore n’était que métaphore est devenue la plus intense de nos expériences. Et ce, malgré la distance.
L’horreur de cette actualité nous accable au quotidien jusqu’au seuil de la nausée, du doute et de l’incroyance : est-il encore juste, est-ce encore d’actualité d’évoquer l’adhésion de la Turquie à l’UE dans de telles conditions ? La Turquie que nous aimons a-t-elle la moindre chance d’exister ou de survivre sous le poids de ces tonnes de crasse et de sang dont certains filent encore la métaphore d’un drapeau qu’ils étendent aux pieds de l’assassin de Hrant Dink ?
Horreur et colère. Derrière les maladroites vidéos de certains gendarmes et policiers se pavanant auprès du tueur juste après son arrestation, c’est toute la vision d’un monde dont Jérôme Bosch aurait pu être l’auteur qui se dresse comme une lame de fond remplie de clameurs, de rires édentés et de visages aux fronts courts sous de pauvres casquettes. Messieurs, rangez vos misérables symboles ! Le cadre, pitoyable, ne tient plus que pour vous.
Choc et révolte au son des applaudissements dont vous gratifièrent l’arrivée de ce monstre d’Ogün Samast en sa geôle stambouliote !!
Colère contre tous ces grands défenseurs de la présomption d’innocence si prompts à nous rappeler de ne pas accabler trop vite un nationalisme gorgé d’un sang dont sont tout injectés les yeux de cette foule d’êtres débiles.
Non, ces gens voient rouge, mais aucun rapport ni avec le sang, ni avec le drapeau.
Non, vraiment aucun rapport. Il a suffi d’agiter un haillon de cette maudite couleur pour que les plus hauts magistrats de ce pays ne veuillent point comprendre une phrase dont le sens était pourtant évident. « Sang empoisonné des Turcs ». Ehonté et meurtrier mensonge ainsi colporté. Il a suffi de faire se côtoyer les mots de sang et de Turc pour faire se lever dans leurs âmes mortes le grand vent des métaphores dont la foule raffole.
Non, cela n’a rien à voir avec le nationalisme. Rien du tout. Il ne s’agit en fait que d’une psychologie marquée au fer d’une égocentrique cécité ; amnésique, autocentrée sur des mots d’ordre répétés en boucle, éternellement autojustifiée.
Elle est le crime originel - la violence et le sacré – répété en boucle selon la séquence la plus courte qui soit (ça évite de réfléchir ; voyez leurs yeux éteints). Elle est l’absence de remords et la satisfaction de la bête d’adrénaline gorgée, penchée sur le corps de sa victime égorgée.
Oui, ces vidéos de policiers satisfaits comme des benêts de se voir photographiés aux côtés du tueur sont une seconde façon de tuer Hrant Dink, faisait remarquer Ismet Berkan, rédacteur en chef de Radikal, il y a deux jours.
Comment dès lors ne pas comprendre, comment ne pas voir que cette absence de remords, cet oubli institutionnalisé et toute cette arrogance, que cette atroce fierté dans le déni – la négation ; oui, utilisons le mot honni - des souffrances constituent également ce second poignard, ou bien le prolongement du premier, incessamment planté dans le cœur des Arméniens ?
Non, absolument rien à voir avec un nationalisme dont certains estiment avoir lavé l’honneur dans le sang de Hrant Dink.
Non, cet oubli, ce déni de l’Autre, cet « impérialisme du Soi » (mais où donc se sont-ils lancés tous ces joyeux anti-impérialistes ?), cette absence d’éthique et, au sens le plus vrai, d’humanisme, d’un certain sens de l’humanité. Non, vraiment, cela n’a rien à voir avec la débilité identitaire et nationaliste. Vraiment rien. Poursuivez vos chants funèbres et vos misérables serments « républicains » dénués de tout fondement réel et pratique.
Rien à voir, personne n’y est d’ailleurs pour rien. Juste le grand mécanisme de l’irresponsabilité totale, le grand déferlement des foules. Ochlocratique Turquie…
Il y a un an nous nous “moquions” de la débilité de ce nationalisme dont la libération d’Agca nous rappelait de lointains souvenirs.
Aujourd’hui, le spectre nous revient, mais en pleine face, sans la distance de la caricature. Il est vraie menace, actuelle, plaie ouverte. La menace fantôme (rires… jaunes !) s’étale aujourd’hui à la une des tous les journaux. Immédiate. Elle commande le combat sans attendre.
Et l’on mesure sans doute l’ampleur du défi au paroxysme d’une crise qui nous met, nous-mêmes, au défi du doute. Que me reste-t-il à dire ou à faire dans telle situation ? Puis-je encore parler de cette perspective de l’adhésion de la Turquie à l’UE alors que la question semble désormais reléguée dans quelque lointain arrière-monde ?
Ne suis-je pas tout simplement hors sujet ?
Si. Mais nous l’étions tous d’une certaine façon, en confondant adhésion et processus. Supporters comme adversaires.
Nous n’en sommes aujourd’hui qu’au stade d’un processus encore long et très douloureux qui nous soumettra aux pires doutes, aux pires hésitations : peut-être aujourd’hui sommes-nous les premiers à pouvoir douter. Demain, si nous ne perdons pas foi en nos valeurs, si, nous sommes tout simplement en mesure de les maintenir, alors le temps du doute sonnera fatalement pour nos adversaires.
Raison de plus, donc, pour franchir ces épreuves sans laisser les valeurs qui nous animent et nous réunissent en pâture à toutes les horreurs de la nature.
Car enfin, laisserons-nous cet « innocent » mais abject nationalisme se pavaner seul au milieu de la scène ? Non, car ce serait manquer à la mémoire de Hrant comme à la solidarité que nous devons à tous ceux qui poursuivent son combat là-bas. Ce serait enfin manquer à notre fidélité européenne.