Pour les nationalistes et les tenants de l’orthodoxie kémaliste, Ergenekon est une invention, ou peu s’en faut, du parti au pouvoir, l’AKP, pour assurer son hégémonie... Les proches de l’AKP y voient trop souvent uniquement la tentative pour les élites kémalistes et les militaires de reprendre la main et, à terme, une tentative de chasser du pouvoir un parti qui se réclame de la religion.
Tout d’abord, il faut rappeler que cette incroyable organisation n’est pas née d’hier, mais date du début de la Guerre Froide, par conséquent il ne peut s’agir d’une construction ayant pour origine l’AKP, ni même les partis qui sont considérés comme ses prédécesseurs. Ses sources sont à rechercher dans les émanations des services secrets de l’OTAN et donc derrière cette organisation, les États Unis. Par la suite cette organisation fût réorientée et mise au service de ce qu’en Turquie on appelle « Derin Devlet » (l’ « Etat Profond »).
Tout comme en Italie durant les « Années de Plomb », Gladio avait pour objectif en semant le désordre, d’installer un pouvoir autoritaire et policier empêchant à jamais le pays de basculer dans le camp des pays communistes, Ergenekon avait aussi pour objectif initial de rendre la Turquie ingouvernable. Il était alors aisé de justifier la mise sous tutelle du pays par l’armée afin que la Turquie non plus, ne tombe jamais aux mains des soviets. Par la suite, il s’avère que cette organisation secrète a été reconduite pour simplement pérenniser la main-mise des militaires sur les affaires de l’état.
Faux attentats, ou plutôt vrais attentats mais attribués à intentionnellement tort à des organisations de gauche ou kurdes séparatistes pour justifier leur répression, trafics de toutes sorte, mises sur pied de réseaux de contre-guérilla... Tout y est, y compris des actions qui paraissent à première vue totalement contradictoires !
Dans ce pays ou l’armée était sacralisée comme porteuse du progrès et garante des institutions républicaines, la société civile, du moins celle qui accepte de regarder son histoire en face, découvre avec effarement, comment aidés par des organisations paramilitaires clandestines n’hésitant à recruter dans les milieux mafieux, une fraction de l’armée à mis sur pied une des plus extraordinaires manipulations du siècle dernier et du début de celui-ci.
Il est bien sûr indéniable, ne soyons pas naïfs, que le Parti de la Prospérité et du Développement (AKP) utilise cet énorme scandale à son bénéfice mais il est ridicule de prétendre qu’il l’a monté de toutes pièces. Des documents et des témoignages accablants d’origine turque aussi bien qu’extérieurs à la Turquie se recoupent et ne laissent plus aucune place au doute sur la réalité du complot. J’ai moi-même entendu des nationalistes en Turquie justifier les exactions révélées par Şemdinli , Susurluk et Ergenekon sur le thème « la fin justifie les moyens » (comprenez : rien ne doit être écarté dans la lutte contre les ennemis - réels ou supposés - de l’état).
L’AKP a donné du grain à moudre à ceux qui voulaient utiliser l’indignation générale pour remettre en question l’intégralité de la procédure judiciaire, tellement fût grand son empressement à révéler cette affaire. Le pouvoir politique actuel a eu une réelle tendance à faire de l’excès de zèle en frappant tous azimuts et parfois assez arbitrairement. Disons aussi à la décharge de la police et de la justice qu’il fallait aussi agir très vite en ne laissant pas aux présumés conjurés le temps de réagir et de faire disparaître toutes les traces de leur implication quitte à déplorer quelques dérapages regrettables et des mises en causes un peu trop rapides.
Il va sans doute nous être reproché de faire le jeu de l’AKP, de discréditer l’armée « seul rempart conte l’islamisation du pays », voire de faire le jeu des opposants à la Turquie. Sont-ce des raisons suffisantes pour faire silence sur des agissements totalement incompatibles avec la construction d’un état de droit ? Notre association s’appelle Turquie Européenne, ce ne sont pas que des mots accolés par simple provocation, cela signifie que nous prenons le parti des forces qui en Turquie, veulent se débarrasser des démons du passé et lutter pour que leur pays adopte enfin les standards européens en matière de gouvernance. Pas de démocratie sans transparence. Que l’armée s’occupe uniquement de défense nationale et non de politique intérieure est évidemment une condition préalable à l’adhésion.
Sans crier victoire, Il faut voir dans la révélation de ce scandale une manifestation de plus de l’évolution démocratique du pays, il y dix ans à peine, l’affaire aurait totalement été étouffée tout au plus quelques lampistes auraient été condamnés. La mise au jour de toute cette boue révèle aussi, à coup sûr, qu’une partie de l’armée et de l’état major joue la carte légaliste car nombre de documents n’auraient pu sortir sans collaboration active d’une partie de celle-ci. Est-ce le début d’une opération « Mains propres » à la turque ?
Qu’on se rassure, nous évoquerons de la même façon toute autre activité incompatible avec les valeurs fondamentales qui sont les nôtres, de quelque bord qu’elle émane et nos colonnes sont, bien sûr, toujours ouvertes à ceux qui souhaitent s’exprimer sur les agissements qui les choquent ou les révoltent ou voudraient traduire des articles éclairants sur les enjeux politiques en Turquie.
Turquie Européenne publie à la suite de cet éditorial, deux documents audio édifiants issus de l’émission « Rendez vous avec X » et intitulés « Ergenekon, le Gladio turc ? »