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Turquie : disparition de l’écrivain kurde, Mehmed Uzun

lundi 15 octobre 2007, par Hrant Dink

Mehmed Uzun vient de disparaître. Ecrivain contemporain de langue kurde, il avait mis fin il y a un an à un exil de plus de 30 ans en Suéde pour venir passer ses derniers jours à Diyarbakir, sa ville, son pays. Gravement malade, il est mort avec l’espoir de voir la violence y prendre fin. C’est à ce moment-là que paradoxalement le PKK renoue avec une pratique de la violence qu’on lui connaissait dans les années 90.

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Dans une interview donnée à Radikal le 16 juillet dernier, Mehmed Uzun déclarait : « j’ai toujours cru à la force propre à ces régions de Mésopotamie. Cela m’afflige de les voir toujours ramenées à la violence et au sous-développement. Les Kurdes doivent se débarrasser au plus vite de la violence. »

Selon lui, tous les hommes en recherche sincère de solution devraient s’atteler à la tâche pour faire advenir la démocratie et faire progresser la Turquie sur la voie de l’UE. « Que les Kurdes se méfient de tous les marchands de violence. Il n’est qu’une voie de sortie : la démocratie. La violence, quant à elle, éloigne le pays de la démocratie. Elle ne fait le jeu que des états profonds et des nationalismes. »

Son ami et confident, le Président de l’Ordre des Médecins de Diyarbakir, M. Avcikiran rapporte que l’un de ses derniers souhaits était de pouvoir se lever et d’appeler à la paix, à la fin des violences.


Durant l’été 2006, Hrant Dink avait salué le retour au pays de son ami kurde, Mehmed Uzun, dans les colonnes d’Agos. En hommage à Mehmed Uzun et à son combat, Turquie Européenne vous propose ce texte traduit et publié à l’occasion de la sortie du livre « Etre Arménien en Turquie » au printemps dernier.

Pas un jour qui soit un baume aux douleurs du précédent.... Israël attaque le Liban. Les rues de Beyrouth à nouveau jonchées de gravats et de ruines. Le peuple retrouve les voies de l’exil. İl fuit son pays.

Difficilement sorti d’une guerre civile qui l’a ravagée, Beyrouth ce Paris du Moyen-Orient a pansé ses plaies pendant 20 ans pour se retrouver là, derechef, à merci de la destruction.
La région court à grands pas vers un conflit d’ampleur auquel participeraient également la Syrie et l’Iran. Qui pourra arrêter cette guerre ? Et par quel moyen ?
Comment trouver un terrain d’entente viable pour qu’enfin Palestiniens et Israéliens puissent vivre ensemble ?

Il en va ainsi de la région. Mais notre pays se porte-t-il mieux ? Non. Chaque jour apporte son lot de déceptions supplémentaires... Toujours plus de tensions ; plus d’affrontements.
Du matin au soir, ce ne sont, un peu partout en Turquie, que cercueils hissés sur des épaules. Que mères éplorées.

La colère est à son comble... Elle semble même avoir pris le Premier ministre sous son aile brûlante. İl semble passablement nerveux... Il nous fait savoir que le conseil des ministres de demain ne sera pas une réunion ordinaire ; laissant même entendre qu’on pourrait y prendre des décisions plutôt sévères. Cette passion de la vengeance qui, pour le sang versé réclame encore du sang, est en train, petit à petit, de mettre à l’écart, pour une large part de la population, les saines dimensions de la raison et de l’intelligence.
Inéluctablement, le pays glisse dans un climat de conflit généralisé.

Or que faire au soir d’une telle journée ? Se réfugier dans l’alcôve d’une taverne et siroter son impuissance ? Ou bien s’abandonner à des rêveries infernales avec ces crampes nous tordant l’estomac de cette potion de haine dont on nous abreuve à longueur de journée sans que nous puissions jamais la digérer ?

Que nous reste-t-il donc à faire, si ce n’est à contracter le cancer ?

Tiens, et Mehmet Uzun, voilà... Un ami kurde. Mon ami kurde.

L’irréductible hussard de la littérature kurde, lui aussi a fini par céder. Les médecins suédois ne savaient plus quoi faire. “Vous n’avez plus de solutions. La mienne, je ne l’ai pas encore utilisée”, leur a-t-il dit. Rendez moi donc à mon chez moi. C’est ce qui me fera vivre.” Pour Mehmet, se rendre à Diyarbakir, aller mourir chez lui ne signifiait pas en fait autre chose que la vie elle-même. Et les docteurs suédois de s’étonner bien sûr... Que pouvaient-ils deviner, les pauvres, qu’ici mourir chez soi et vivre sont choses si proches !

Au soir d’un tel jour que faire ?
Un concert était organisé : les amis de Ruhi Su, les enfants de Sayat Novat et bien sûr nos “Kardes Türküler” (groupe de Turquie rassemblant des musiciens et des chanteurs de toutes origines)... Et de par leur action commune, voilà que les poètes et autres troubadours débarquent chez nous, au quartier.

Enfin si je parle du quartier, ce n’est plus l’ancien quartier ; c’est devenu une ville, une foule immense. Et au sein d’une telle masse, qu’en est-il de l’instrument, du saz ou de la cithare de l’aède.... ? Vous pouvez toujours chercher la petite bête en me faisant remarquer qu’une bonne partie du théâtre à ciel ouvert était déserte. “Les poètes sont là mais personne n’est venu.
Possible. Mais le mieux reste encore de trouver refuge auprès d’eux.
Car le remède à la culture de l’affrontement et du conflit, il est là. Non, ce n’est pas un concert miracle. Non. Juste une simple recette musicale. Le style musical de ce fameux “vivre ensemble”, en quelque sorte.

Mon cher Mehmet, j’avais deux billets. Je t’en ai gardé un. Et nous nous sommes assis l’un à côté de l’autre. Nous avons enchaîné les complaintes tout au long de la nuit. Nous avons dansé tous les deux. Et, une fois de plus, nous avons compris que ce multiculturalisme que nous croyions avoir existé par le passé n’était rien que palabres et discours à côté de celui que nous étions en train de créer. Car le véritable c’est celui que nous produisons, que nous vivons maintenant.

Dans ce vieux multiculturalisme tout le monde aurait dit sa propre chanson mais aujourd’hui, nous ne chantons pas que nos propres refrains mais aussi ceux des voisins. Le véritable mélange des cultures, c’est aujourd’hui que nous le créeons.

Et nous savons que ce n’est pas si facile d’inventer une telle chose ; cela nécessite des efforts, de la persévérance, de la résistance. Cela implique un coût... Comme pour toi... Comme pour tous les trouvères de ce monde...

Tout au long du concert, tes yeux comme les miens n’ont pas pu quitter ce choriste affligé de ne pouvoir danser, appuyé qu’il était à ses deux béquilles... Elles nous racontaient si bien, nous et notre lutte pour le multiculturalisme, pour la démocratie, ces deux béquilles-là. He oui qu’y faire ? C’est tout notre combat qui, à l’instar de ce jeune homme, éprouve le besoin de se reposer sur des béquilles.
Qu’en dirais-tu Mehmet ? Si nous étions montés sur scène et si toi d’un côté, moi de l’autre, avions porté ce jeune choriste. Si nous avions entraîné tous les autres.

Et si, de main en main, nous nous étions lancés en une farandole étirée jusqu’à Erevan. Et si l’éclat d’une nouvelle avait retenti là-bas. S’ils avaient dit tous en chœur : “Le poète est arrivé chez nous.” Que se serait-il passé Mehmet ? Que se serait-il passé ? He oui, s’il est question de chez soi, alors là-bas c’est aussi chez nous. Et d’ailleurs, alors que celui que tu nommes poète avec ton inimitable accent court de hameau en hameau est-il possible de rester cloué là toujours au même endroit ?

Imagine un peu Mehmet, les Turcs, les Kurdes et les Arméniens à Erevan en train de chanter tous ensemble. Non pas seulement leurs propres chansons mais aussi et surtout celles des uns et des autres. Et nous, nous voilà montés en scène avec les béquilles : nous dansons !

Poètes, soyez les bienvenus parmi nous. Sois également le bienvenu en ta nouvelle demeure, Mehmet.

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