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Turquie, Arménie, Empathie

mercredi 11 février 2009, par Baskın Oran

Les signes sont là. Voilà que ce à quoi Hrant aspirait se réalise. Pas à pas. “Les relations arméno-turques sortent d’un puits profond de 1915 mètres.” Grâce à cette empathie qu’il a professée, c’est-à-dire cette capacité à regarder par les yeux de l’autre, aujourd’hui les Turcs regardent leur passé, découvrent la sauvagerie de 1915. Et les Arméniens ne se bloquent plus uniquement sur 1915 ; ils sont désormais capables de regarder l’avenir.

Dernier exemple en date, M. Gakavian de Sidney est en train d’établir une campagne parallèle à notre “campagne d’excuse aux Arméniens”. Et il reste bien droit tout en vivant ce que nous, nous avons vécu ces deux derniers mois.
Mais pour en arriver là, le cheminement ne fut pas des plus aisés. Entre les deux parties ne passait que le froid d’une lame. A une époque où les Turcs professaient l’ignorance sur le sujet et où les Arméniens scandaient un péremptoire “on ne parle pas aux Turcs !”, deux professeurs d’université, l’une turque de Turquie (Müge Göçek) et un autre américain d’origine arménienne (Ron Suny) fondèrent le groupe de discussion WATS (s’est joint à eux par la suite le professeur Libaridian).

Enfin, le dialogue

Ca a commencé très timidement. L’espace de discussion s’est étoffé à mesure que les gens prenaient conscience de ce que le ciel ne leur tombait pas sur la tête. Aujourd’hui la liste compte 600 membres. On a tout d’abord enfoncé des portes ouvertes. Parce qu’il est une parole qui, de prime abord, peut très bien paraître absurde mais qui s’avère en fait des plus justes : “il n’est que ceux qui sont d’accord qui puissent discuter.” De quoi et comment peuvent débattre des gens qui ont appris la même chose de façon divergente ? D’ailleurs, tout au moins au départ, les deux parties savaient bien la même chose de façon très différente. Et chacun alors de réagir fidèlement à sa nature, humaine. Par un automatique déni.
Mais avec le temps et nécessairement, ce sont trois choses qui ont commencé à se dessiner :

1) On a écouté, réciproquement, les événements et commentaires qu’on n’avait pas entendus jusque-là. Par exemple, les Turcs ont appris la terrifiante ampleur de la catastrophe de 1915. Et les Arméniens, les souffrances causées par les komitacis du 19e siècle et la terreur de l’ASALA. Il y eut d’abord des réactions puis les fanatismes se sont émoussés.

2) On a appris à se connaître psychologiquement ainsi qu’à comprendre les causes de nos attitudes et réactions. Et cela aussi n’a pas peu contribué à adoucir des relations tout d’abord conflictuelles. Il incombe aujourd’hui aux Arméniens de raconter et d’expliquer ce qu’ils ont appris et compris. Mais je veux juste ajouter une chose : ils ont vu que les Turcs soit ne savaient pas, soit avaient appris la chose sous la forme du “ ce sont les Arméniens qui nous ont tués ”. Et c’est la raison pour laquelle mon interview donnée à Armenian Weekly, organe du parti Dashnak (parti nationaliste arménien, NdT) a pris pour titre la fameuse parole de Sakalli Celal que j’employais au cours de l’entretien : “une telle ignorance, on ne peut l’attribuer qu’à l’éducation.

Pour exemple, je peux résumer ce que j’ai personnellement appris durant ces années : la psychologie arménienne attache une importance énorme à l’emploi du mot génocide pour désigner 1915 et refuse absolument d’employer tout autre terme (c’est d’ailleurs la raison essentielle pour laquelle ils s’en sont pris à notre pétition d’excuse dans laquelle nous parlions de “Grande Catastrophe”). Parce que les anime la rage de toucher et de blesser les Turcs.

Et les causes de cette rage ne sont pas non plus des choses incompréhensibles :

a) le nombre de morts et de tués en 1915 est tout simplement abominable
b) La civilisation arménienne, la principale civilisation anatolienne, a tout simplement été éradiquée. Si bien que même des Turcs disposés à écouter sont fort étonnés aujourd’hui d’entendre parler de “principale civilisation anatolienne” à propos des Arméniens.
c) La République a “proprement” couvert tout cela. Et c’est surtout cela, ce déni, qui provoque les Arméniens parce qu’il empêche inhumation et deuil. (C’est d’ailleurs pour cela que notre “campagne d’excuse” a touché si profondément malgré le fait que nous n’ayons pas parlé de génocide).

3) Les deux parties se sont rendues compte qu’elles n’étaient pas monolithiques. Et cela aussi a contribué à émousser les tranchants de l’affrontement. Moi par exemple, je jugeais la diaspora comme un bloc entier, très dur. Mais elle était aussi traversée de courants bien différents. Et la raison de la concevoir comme un bloc entier, était pourtant simple : on n’entendait que la voix des extrémistes. Lorsque le dialogue sur la liste de discussion WATS a commencé à “produire” de l’empathie, ce sont des voix arméniennes un peu différentes qui ont commencé de se faire entendre, notamment ces deux dernières années.
D’un autre côté, voyant que des Turcs étaient en mesure de comprendre leurs douleurs, les Arméniens se sont apaisés. Et puis bien évidemment ce sont des rencontres personnelles qui se sont produites ; et les regards, les gestes comme les verres ont créé des amitiés.

La mort de Hrant

C’est bien ainsi que ça a commencé. Mais tout est vraiment parti de la mort de Hrant Dink (toujours elle, notre vieille tante, la dialectique !). Lorsque plus de cent mille Turcs ont suivi son cercueil avec le slogan “ nous sommes tous Hrant, nous sommes tous Arméniens”, alors tous ceux qui, des deux côtés, n’avaient pas trop goûté à l’empathie furent quelque peu choqués.

Lorsque le juge turc a décidé de prendre la critique que Hrant avait adressée à la diaspora arménienne (“le sang empoisonné”) pour une insulte à l’identité turque, de la punir de six mois de prison et de donner ainsi une onction nationale au meurtre d’un “ennemi de la nation”, en Turquie c’est le dormeur lui-même qui s’est réveillé. Quant à ceux des Arméniens qui le tenaient pour un traître, ils en ont immédiatement fait leur “martyr”. La suite, c’est une histoire de boule de neige.

Le 19 janvier 2008, un an après son assassinat, deux associations, l’une arménienne (Hos), l’autre turque (Şimdi) ont organisé de concert à Paris une rencontre pour son souvenir. Fethiye Çetin, Aris Nalcı d’Agos et moi-même sommes intervenus. Turcs et Arméniens sont venus écouter, côte à côte. En mai de la même année, le célèbre acteur et réalisateur français Serge Avédikian a sorti un film “Nous avons bu la même eau”. Il était dédié à Hrant Dink. Le mois de juillet suivant, c’est l’interview dont j’ai parlé plus haut qui a été publiée dans les colonnes d’Armenian Weekly. Au mois d’octobre, ce fut l’appel de Blois des intellectuels français : “que le pouvoir politique ne se mêle pas de l’histoire !” On a ensuite appris que la proposition de loi visant à pénaliser la négation du génocide arménien ne serait pas présentée au Sénat et donc jamais votée (le Parlement français a reconnu le génocide arménien dans une loi votée en juillet 2001 et l’Assemblée nationale a voté en octobre 2006 la proposition de loi visant à punir de six mois de prison et de 45 000 euros d’amende toute négation du génocide arménien).

Le 15 décembre 2008 : la campagne "d’excuses aux Arméniens” est lancée en Turquie. Notre objectif était clair : faire ce que nous commandait notre conscience et faire parler de ce qui s’est passé. Pour ce qui est d’avoir fait parler, ma foi, que Dieu rende grâce aux protestations de tous les nationalistes qui en ont assuré la pleine réussite (il s’était déjà produit la même chose lors de la sortie du rapport sur les minorités, mille mercis).

D’un autre côté, nous nous sommes rendus compte que le peuple turc savait écrire mais pas lire. Bien que nous ayons écrit à la première personne du singulier, on nous a dit que “nous ne pouvions pas nous excuser au nom du peuple turc”. Bien que nous ayons parlé de “Grande Catastrophe”, on nous a dit que “nous ne pouvions pas parler de génocide”.

Bien évidemment, il est difficile de voir les gens produire des textes de protestation si indigents. A une personne qui me critiquait de la plus virulente des manières, je me suis permis, avec son autorisation, de lui transférer trois exemples de mails injurieux. C’était une personne honnête qui a avoué n’avoir pas lu jusqu’au bout. Elle n’a plus rappelé.
D’un autre côté, presque 30 000 signatures pour cette pétition montrent que la démarche d’empathie est en train de prendre en Turquie.

Puis il est une autre conséquence de cette campagne : c’est un vrai débat qui a commencé à l’étranger (je passe la campagne d’excuse lancée conjointement à Chypre par des écrivains turcs et grecs comme la révélation par un professeur chypriote grec du massacre de 32 turcs). Je peux lister ce que j’ai écrit dans le détail la semaine passée : la lettre à mes amis turcs de Jean Kéhayan dans Libération le 5 janvier, la déclaration de “remerciement” des Français d’origine arménienne le 19 janvier, la tribune de Patrick Azadian à Glendale - Californie intitulée “On the inside, are we Hrant Dink ?” Et puis finalement, le projet de “de campagne d’excuse aux Turcs” initié par Armen Gakavian de Sidney – Australie.

C’est désormais au tour de Gakavian

Même schéma. Les attaques ont immédiatement commencé sur la liste de discussion WATS. Bien qu’il ait écrit à la première personne du singulier, on lui a dit : “Parle pour toi-même. Tu ne peux pas représenter les Arméniens.” L’une des attaques disait ceci (avec le ton de celui qui croit avoir posé une question pertinente) : “l’ASALA avait dit qu’elle collaborait avec eux. Penses-tu solliciter les signatures des Turcs de gauche et des Kurdes ?
Ce genre de texte ne peut que servir à l’Etat turc, et renforcer encore le négationnisme !” “ N’est-ce pas les Turcs qui t’ont fait écrire ce texte ?” en pointant d’ailleurs mon édito de la semaine passée dans Radikal.

En fait, Radikal en reprenant mon texte du premier février entre guillemets en laissant croire qu’ils avaient vu le texte auquel je faisais référence n’a pas vraiment aidé Armen Gakavian. La nuit du 28 janvier dernier, j’ai échangé trois mails avec Sidney. Et j’ai modifié mon texte à trois reprises. Puisque M. Gakavian ne souhaitait pas encore dévoiler son texte, je n’en ai donné qu’une citation précisant qu’il ne s’agissait que de son état actuel. Je disais en outre que ce texte s’inspirait d’un texte rédigé par le professeur Papazian. Radikal a écrit que l’une des personnalités de cette campagne, M. Papazian soutenait M. Garkavian. Ce qui n’a pas manqué de faire peur à M. Papazian.

Enfin, allons au plus simple. Ce sont les organisations qui sont alors entrées dans la danse. La Fédération Arménienne d’Europe déclare : “tu soutiens la campagne cherchant à prolonger et maintenir le négationnisme turc !” Sur le site PanArmenian.net, le porte-parole du parti Dashnak déclare que la pensée d’une personne ne peut pas être attribuée à toute une communauté.

Et voilà : le même film d’épouvante que nous avons vécu le mois dernier ! Il manque seulement les insultes franches et les menaces ; impossible bien sûr de connaître les coordonnées de l’expéditeur.
Mais ce n’est pas un problème. Pour les deux parties désormais, la pelote se déroule. Si aujourd’hui Gakavian n’y parvient pas, demain il en sera d’autres pour reprendre le flambeau. Ceux qui pensent que servir la patrie c’est entretenir l’inimitié entre les peuples apprennent grâce aux “traîtres” de deux côtés à faire preuve d’empathie. Et d’ailleurs ce sont des messages de soutien qui ont commencé à arriver ces deux derniers jours.

Que cette idée qu’on appelle l’empathie puisse servir aux Turcs, aux Arméniens, aux autres et à l’humanité toute entière !

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Sources

- Traduction pour TE : Marillac

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