Chez nous, on se tire des balles. Même sans parler de la mafia. Suffit juste de se tirer une balle dans le pied. Et outre notre Etat, y excellent d’ailleurs toutes sortes d’individus.
Je vous résume un e-mail parvenu récemment à notre permanence de Beyoglu (Istanbul) : « j’ai pris part à des séances photo et vidéo destinées à la campagne de Baskin Oran. Je connaissais son argumentaire concernant la distinction à opérer entre serviteurs de l’Etat et bénéficiaires du service public. Je me disais que peut-être, en allant à l’Assemblée, il changerait son fusil d’épaule en ce qui concerne les serviteurs de l’Etat… Mais samedi dernier, il a déclaré que les femmes voilées peuvent très bien aller étudier à l’université. Elles ne peuvent pas pour autant donner des cours. Je souhaite donc lui retirer le soutien, tout relatif, que je lui avais manifesté jusqu’ici. Je ne souhaite pas lui être utile dans sa campagne au travers de mes images. Cela me dérangerait et me mettrait mal à l’aise face à toutes mes amies voilées. Je demande à ce qu’on les retire des clips de campagne. »
Une autre fois, j’étais dans l’attente de mon intervention lors de la conférence pour « une Turquie plus démocratique », assis dans les premiers rangs aux côtés de Mme. Davutoglu l’organisatrice, quand une jeune femme voilée d’une façon plutôt consciencieusement « conservatrice » est venue s’asseoir devant nous. Nous avons engagé la conversation. Nous lui avons fait savoir que nous étions en faveur de l’entrée à l’université à la fois du voile et de la mini jupe. « Oui, a-t-elle répondu, mais à condition que l’on n’assiste pas pour autant à la multiplication de comportements “immoraux”. » Et là voilà qui se fendait, sans plus y réfléchir, de ce genre de positions que nourrissent tous ceux qui ne veulent pas lui ouvrir les portes de l’université.
Porter atteinte à l’Etat
C’est une moisson de tels exemples qui nous attend. L’AKP (parti au gouvernement, centre-droit) s’est débarrassé de tous les défenseurs des droits de l’homme. Le Parti Démocrate a porté le mafieux et chef de tribu Sedat Bucak en tête de liste à Urfa. Le CHP (parti d’opposition kémaliste) continue de défendre l’article 301 du code pénal. J’aurais bien donné un exemple inspiré de la politique kurde. Mais ce n’est pas à moi de le faire ; comprenne qui pourra (alors que le Parti pour une Société Démocratique, DTP, pro PKK, avait annoncé soutenir les candidats de la gauche indépendante là où ils se présentaient, le DTP a présenté Dogan Erbas, avocat de Öcalan, leader historique du PKK, dans la même circonscription que Baskin Oran à Istanbul, ndlr).
A la place, j’évoquerai la position de l’Etat envers les Kurdes. Le Conseil d’Etat vient de dissoudre le conseil municipal de la ville de Sur (Sud-Est du pays). Il a également démis le maire, Abdullah Demirbas.
72% des habitants de Sur parlent kurde, 24% turc, 3% syriaque et arménien et 1% arabe : la municipalité avait donc décidé de rendre un service public multi lingue en imprimant des brochures informatives en anglais, en syriaque et en kurde en plus du turc. Et le ministère de l’Intérieur de passer immédiatement à la contre-offensive. Il lance la procédure qui vient de donner lieu à la décision du Conseil d’Etat sus-citée. En outre, ce sont 21 personnes contre qui le parquet a requis trois ans et demi de prison.
Le maire s’était expliqué : « dans les écrits officiels, seul le turc est utilisé ». Et par-dessus le marché, voilà que je me fais « flasher » sur la route d’Ankara à Bodrum à l’endroit précis où celle-ci n’est pas encore élargie en deux fois deux voies. Sur le PV que j’ai sous les yeux, on peut lire : « violator of traffic rule ». C’est possible parce qu’ainsi est assuré le service public de l’ordre. C’est donc également possible pour la mairie de Sur.
Si cela vous intéresse, la décision du Conseil d’Etat s’appuie sur trois points :
1) L’article 3 de la Constitution qui après avoir énoncé que « L’Etat, le pays et la nation turcs forment un tout indivisible » précise la capitale, le drapeau et l’hymne national.
2) L’article 11 : « les principes constitutionnels s’imposent à toutes les institutions. »
3) L’article 2 de la loi portant sur l’adoption et l’utilisation des lettres turques (1928) : « les nouvelles lettres turques sont utilisées dans le public comme dans le privé. »
Or…En Turquie, il est tout à fait libre de « diffuser et d’émettre dans des langues et dialectes traditionnels » à condition « de ne pas contrevenir aux principes de base de la République comme de ne pas porter atteinte à l’indivisibilité » des essences sus-citées (Etat, nation, pays…etc…). Et l’article 3/1 de la convention sur l’autonomie des collectivités locales entré en vigueur en 1992 parle « de la possibilité et du droit d’organiser et de diriger les collectivités territoriales dans le sens des intérêts de la population. »
Incroyables municipalités françaises !
Et regardons voir ce qui se passe à l’étranger. Non pas en Espagne. Non, non. Juste dans ce pays aux pieds duquel nous nous pâmons pour son refus officiel du concept de « minorité » et sa proclamation si proche de ce qu’a pu nous procurer notre constitution de putschistes : « la langue de la République est le français ». Oui, jetons donc un bref regard à ce qui se passe en France. Un petit état des lieux qui devrait en porter plus d’un chez nous au seuil de la tachycardie.
Parce que si l’on se penche sur l’ordonnance organisant le fonctionnement des municipalités françaises proches de la frontière allemande, on se rend compte que c’est un dialecte allemand qui y est utilisé : l’alsacien. Comme dans les associations. Et les services publics. Les tribunaux ? Si le juge en décide ainsi, on peut utiliser l’alsacien face à la cour comme tout au long de la procédure. Les affiches et le matériel de campagne électorale ? Depuis 1919. La toponymie reprise sur les panneaux indicateurs des routes nationales ? Depuis 1979. La loi locale portant sur les associations ? Il ne fallait pas me le demander : en 1975, un recours a été refusé par la Cour d’Appel au motif que cette loi était rédigée en allemand sans aucune traduction en français. Et ainsi de suite…
Et nous, où en sommes-nous donc ? En mars 2002, lors du vote du second parquet d’harmonisation avec les normes de l’UE prévoyant notamment la levée de toutes les interdictions concernant la diffusion dans des langues « interdites », nos très patriotes bureaucrates sont passés à l’action. La TV publique TRT a fait savoir qu’elle ne diffuserait pas en kurde. Puis elle a discrètement déposé un recours devant le Conseil d’Etat. Le gouvernement a fait passer un troisième paquet. La bureaucratie d’Etat a aussitôt fait connaître son interprétation de ces nouveaux textes : il ne serait question que de diffusion sur le canal de la radio publique.
Le sixième paquet fut voté : il rendit possible la diffusion sur canaux privés. La bureaucratie a réagi en publiant un règlement prévoyant que ces diffusions ne pourraient se faire que sur des canaux et fréquences nationaux (n’ayant aucune dimension locale). Et puis l’ultime injection : pour jouer la montre, le Conseil supérieur de l’audio-visuel s’est fendu d’une missive à la préfecture de Diyarbakir (Sud-Est kurde) en juin 2004. Il s’agissait de savoir quelle langue était parlée dans la région…
Nous continuons à faire ce que nous avons toujours fait. Lorsque l’on envisagea d’ouvrir des cours en « langues locales », la préfecture auprès de laquelle avait été faite cette fameuse demande d’informations, s’est permis plutôt que de lire le Journal Officiel de demander au Ministère de l’Intérieur si une telle demande était, oui ou non, légale.
Ensuite, le préfet s’est opposé au nom donné à ces écoles de langue.
Puis, il a demandé à ce que l’on sépare bien ces cours-là des cours d’anglais donnés par ailleurs : nouveau bâtiment, nouveaux directeur et secrétaire. Lorsque le septième paquet a permis de dépasser ces obstacles, on a exigé l’installation d’un nouvel escalier d’évacuation incendie. Puis on a demandé un relevé de toutes les cotes du bâtiment. Une fois toutes ces tâches accomplies, on a fait savoir qu’on ne donnerait pas de permis / licence pour une telle activité parce que l’ouverture des portes du bâtiment ne mesurait que 85 cm au lieu des 90 normalement exigés dans une ordonnance.
S’il est question de la patrie…
Sans parler de tout le reste. Et quel reste ? Exiger des certificats de capacité à enseigner le kurde dans un pays où il n’est pas une seule section universitaire en kurdologie.
Lancer des procédures à l’encontre de 446 des 10 538 étudiants ayant émis le vœu d’apprendre le kurde pour « soutien à une organisation illégale. » La mise en examen de 3621 autres. L’arrestation de 533. La condamnation jusqu’à 3 ans de prison pour 15 d’entre eux… Tant et si bien qu’aujourd’hui, ces cours de langue kurde sont obligés de fermer faute d’étudiants.
Mais, pardonnez moi, cher monsieur, si tout cela n’est pas se tirer une balle dans le pied, alors de quoi s’agit-il ? Un pays peut-il s’acharner ainsi à s’aliéner 15 millions de ses propres citoyens ?
La Turquie évolue vite. Demain nos petits-enfants demanderont : « Papi, c’était quoi leur problème ? » Et si nous n’avons pas crevé de tant d’incohérence alors nous répondrons : « le nationalisme, mon enfant. C’était sauver son pays, sa nation du démantèlement. »
Et insatisfaits d’une telle réponse, ils poursuivront : « oui, mais, ne comprenaient-ils pas qu’ils ne faisaient ainsi que renforcer le nationalisme kurde ? »
Et nous de nous incliner alors : « quand il est question de la patrie, tu sais mon enfant, le reste n’est que broutilles… »