« La Turquie fait-elle partie de l’Europe ? », réponse d’un Président averti : « Ca se saurait ! ». « L’Europe doit-elle être un club chrétien ou un espace laïque poly confessionnel ? » Autre débat (les Européens auraient pu y réfléchir plus tôt). Débat ? Dans les médias, y a pas débat. On parle volontiers de la Turquie… quand ça ne va pas. Et puis, en revanche, il y a la voix de la France. Non à l’entrée de la Turquie dans la Communauté européenne. Infaillibilité présidentielle ou propos d’un futur candidat qui voit 2012 en se rasant tous les matins et flirte allègrement, mendiant quelques pour cents : à droite toutes !
Alors les femmes et les hommes de France, moins perméables aux idées qu’on leur demande de recevoir, des universitaires, des journalistes, des personnalités, à gauche comme à droite, des gens d’ouverture, curieux de regarder au-delà de toutes sortes de murs, s’engagent pour faire connaître facettes, enjeux et perspectives d’un pays à égale distance de la côte atlantique et de la frontière chinoise, stratégiquement incontournable (les guerres du XXe siècle l’avaient bien compris, on ne va tout de même pas regretter ces époques !), disons froidement, « que l’on aime la Turquie ou qu’on ne l’aime pas ! car ce n’est pas d’abord une question de cœur, mais une affaire pragmatique de raison, même si l’on sait que le cœur à ses raisons etc. !
Saluons donc toutes ces initiatives qui – durant cette Saison de la Turquie en France ainsi qu’à l’occasion de la nomination d’Istanbul comme Capitale européenne de la Culture l’an prochain – s’attachent à ‘rectifier le tir’, à rétablir des vérités, à corriger des clichés en proposant au débat public partout en France une image positive mais sans concessions d’une Turquie de l’avenir duquel (dans ou hors de) l’Europe sera profondément transformée.
Seule ombre à ce tableau, le public participant à ces débats n’est généralement pas celui qu’il convient de convaincre et nous nous retrouvons donc tous, « en famille » partageant des valeurs communes, dans une ambiance toujours fort sympathique.
Bon. Soyons réalistes pour « faire avancer le chlimblic », tout cela ne vaut pas un vrai débat, pro/contra sur TF1, sur la 2 ou sur la 3… (le rêve n’est pas encore soumis au devoir de réserve !). Et si dans X années (puisque nous sommes encore dans la logique non avouée du « on verra cela plus tard »), le sort de la Turquie européenne dépend – comme il est apparemment prévu – d’un référendum national, alors là, si nous continuons de la sorte, le résultat risque d’être pour le moins… « décevant » et ce refus signifierait une erreur grave où l’on doit d’ores et déjà se demander qui, de la Turquie ou de l’Europe, aura à perdre et à gagner.
Un référendum sous-entend une adhésion ou non-adhésion populaire. Alors qu’aujourd’hui encore, même si la tendance semble petit à petit se ralentir, une majorité de Français se prononcerait contre l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, il convient donc d’approcher les futurs électeurs, un par un, par petit groupe, un corps à corps bien connu de toutes les campagnes électorales, possible par le contact et le dialogue direct engendré par des politiques locales de proximité.
Les collectivités locales, villes, communautés de communes et urbaines, départements et Régions pratiquent au quotidien cette proximité avec la société civile, les associations, le monde éducatif.
Même si ce ‘savoir-faire’ semble superflu pour certains lorsque l’on regarde les contours d’une réforme des collectivités, il a prouvé son efficacité dans la gestion quotidienne des questions posées par le développement local dans nos sociétés.
En 1992, ces collectivités se sont vues doter par le législateur d’une compétence facultative leur permettant d’instituer avec des collectivités étrangères des partenariats conventionnés de coopération dite ‘décentralisée’. Globalement, qu’il s’agisse de collectivités européennes, du Maghreb, d’Afrique ou d’autres Régions du monde, on peut dire que les relations les plus efficaces sont celles où les populations locales sont directement impliquées et bénéficiaires.
Pour nombre de collectivités françaises, les liens tissés avec des partenaires étrangers (dans les secteurs les plus divers : environnement, transferts de compétences, formation/éducation, gestion de l’Eau et des déchets, culture, solidarité) font désormais partie intégrante de leur politique de développement local et elles ont su en mesurer les retombées pour leur propre territoire. Les flux financiers générés par l’addition des coopérations décentralisées françaises sont largement supérieurs au budget du Ministère des Affaires étrangères consacré à la coopération internationale ! Les collectivités qui le souhaitent ont donc (encore !) toute latitude et le poids nécessaire pour influer sur l’évolution des opinions de nos concitoyens et, même s’il reste beaucoup à faire, de plus en plus d’élus locaux sont bien conscients qu’au-delà des priorités territoriales quotidiennes, la politique locale, tout comme le développement, doit être, elle aussi « durable » et que ce n’est pas le tout de parler de la « globalisation », encore faut-il « chez soi » regarder au-delà du clocher.
Alors que, soutenues par le Ministère des Affaires Etrangères, malgré « la crise », les collectivités françaises – souvent avec des budgets fort modestes – sont de plus en plus nombreuses à initier ou à consolider des partenariats avec leurs homologues étrangers, si les coopérations décentralisées se développent avec les territoires de Roumanie ou de Bulgarie, voire du Brésil ou d’Argentine, les partenariats décentralisés avec la Turquie demeurent des plus modestes. Les coopérations solidement établies comme celle de la Ville de Rennes demeurent anecdotiques.
L’association CITES UNIES DE France qui – par le biais de ses « groupes-pays » - ‘fédère’ aujourd’hui la majeure partie des collectivités en coopération, mais aussi les commissions de spécialisées dans les structures associatives de collectivités (AMF, ADF, ARF) peinent à motiver les collectivités françaises à ‘se lancer’ dans la coopération ‘de proximité’ franco-turque. Et pourtant, c’est bien là que les choses peuvent « bouger » relativement vite grâce à une sensibilisation « sur le terrain » aux réalités franco-turques et par des contacts directs, des projets, micro-projets et opérations concrets et repérables où participe le plus grand nombre de nos concitoyens.
Et comme le dit l’adage : « Quand on le veut, on peut ! ». Car, tout comme la Turquie est bien européenne dans le cadre du Conseil de l’Europe, dans les instances culturelles et sportives européennes, elle fait également partie intégralement des dispositifs européens en matière d’éducation/formation, au travers des programmes COMENIUS (enseignement secondaire), LEONARDO (enseignement professionnel), ERASMUS (enseignement universitaire) et GRUNDVIG (formation continue des adultes). Les Rectorats des académies peuvent accompagner le montage de projets, identifier des partenaires de Turquie, organiser des ‘visites préparatoires’. L’agence française de l’Agence 2 E2 F (ex agence Socrates) peut alors octroyer des financements non négligeables.
Une coopération décentralisée peut également s’appuyer sur les organismes d’échanges commerciaux, les Chambres consulaires du Commerce et d’Industrie. Car lorsque l’on considère la progression constante d’environ 10% chaque année dans les relations commerciales entre la Turquie et la France ainsi que le dynamisme des entreprises locales, pour nos entrepreneurs, il semble bien que l’intérêt pour la Turquie ne soit plus désormais matière à discussion… !
Le Conseil général de la Gironde, sous l’impulsion du Président Philippe Madrelle, membre du groupe d’amitié franco-turque au Sénat et du Vice-président délégué à la coopération décentralisée, également Maire de Lormont, commune de 22.000 habitants à la périphérie de Bordeaux et qui abrite la majeure partie des quelques 18.000 ressortissants turcs et franco-turcs du département, a décidé d’amorcer un partenariat avec la Région de Samsun (au nord-est d’Ankara sur la côte de la Mer Noire).
L’approche du Département de la Gironde, même si elle n’en est encore qu’à ses débuts, pourrait peut-être inciter d’autres collectivités de France à engager des coopérations, permettant à moyen terme d’envisager un Groupe Pays Turquie dans le cadre de Cités Unies de France. L’adhésion de la Turquie à la Communauté Européenne disposerait alors là d’un levier particulièrement efficace.
L’intérêt de la Gironde pour une Région particulière, Samsun, est directement liée à la présence sur son territoire d’un certain nombre de migrants originaires de la ville et de ses alentours et regroupés autour d’une association franco-turque dynamique. Comme dans toute coopération décentralisée, l’investissement des ressortissants des pays concernés est primordial ; pour faciliter les contacts au niveau de la langue, certes, pour repérer les secteurs d’intervention et - sur place - les partenaires potentiels, bien sûr, mais surtout pour assumer le rôle de « passeur culturel », de par leurs connaissances de nos institutions, des us, coutumes et « mentalités » spécifiques.
Lors d’une mission ‘ de prospection’ en décembre dernier avec un représentant de l’association franco-turque de Gironde concernée, nous avons découvert une cité de 500.000 habitants aux infrastructures bien équipées, un site non touristique permettant d’approcher plus facilement le quotidien des populations, un arrière-pays rappelant parfois… le Massif central, bref un territoire n’occasionnant pas de véritable dépaysement. Nous avons visité un collège (les collèges sont de la compétence des départements), rencontré ses représentants intéressés par une coopération, ainsi qu’une Université moderne, disposant d’un cursus de français et où enseignants et étudiants ne sont pas moins sensibles à une coopération. La région de Samsun abritant un parc naturel ornithologique (la Gironde dispose sur la commune du Teich d’un parc du même type ainsi que le Parc Régional des Landes de Gascogne), nous avons rencontré les responsables du Ministère de l’environnement ; enfin nous avons noué un contact avec la Chambre de Commerce et d’Industrie.
En juin dernier, nous avons déjà pu concrétiser un certain nombre d’opérations de partenariats concrets et d’ores et déjà prometteurs.
Le collège de Terme/Samsun et le collège de Blaye bénéficient d’un financement européen COMENIUS pour un projet autour des produits locaux (vin en Gironde, noisette à Samsun). Un assistant turc accompagne le projet durant toute cette année scolaire.
Une convention Erasmus a été signée entre l’Université de Samsun et l’Institut de Formation des Maîtres d’Aquitaine ; de plus, avec l’aide du Conseil général est prévu un échange d’étudiants et d’enseignants dès la présente année.
Un échange d’expériences, transfert de compétences est actuellement à l’étude avec la Direction régionale de l’environnement à Samsun pour un partenariat entre les deux parcs ornithologiques qui, en adjoignant un collège de chaque territoire peut aboutir en 2010 à un projet européen COMENIUS REGIO (collectivité locales+associations)
Dans le cadre de la Saison de la Turquie en France et en Gironde, une table-ronde devrait réunir en mars prochain des représentants du secteur économique de Samsun et de Gironde.
Le Comité des Œuvres Sociales du Conseil Général proposera aux agents du Département des ‘séjours découverte’ en Turquie et à Samsun.
La sensibilisation de nos populations (et des quelques 6000 agents du Département) passe également par l’investissement de Sciences Po Bordeaux qui ‘fournit’ au Conseil général des étudiants turcs séjournant en Gironde dans le cadre des échanges ERASMUS, étudiants qui interviennent dans nos collèges pour parler des visages de la Turquie d’aujourd’hui.
A noter aussi qu’une quinzaine de collèges ainsi que le restaurant inter administratif du Conseil général ont proposé une introduction à la gastronomie turque et les repas appropriés avec un franc succès.
On ne saurait négliger l’importance du volet culturel dans toute coopération décentralisée, non seulement par l’accueil de spectacles mais encore et surtout par la ‘présence longue ’ d’artistes et d’écrivains ‘en résidence’ permettant divers types de rencontres dans les bibliothèques et les établissements scolaires.
Enfin, pour conclure sur une note d’optimisme, il convient d’ajouter que tant dans les premières approches de ce partenariat en Gironde que lors de la préparation de la Saison turque en Gironde, nous avons pu constater une réelle curiosité et un intérêt évident de la part de nos partenaires, qu’il s’agisse de communes, d’associations ou du secteur éducatif.
Pourquoi ne pas parier alors que le développement des coopérations décentralisées avec les collectivités turques constituera un outil de première importance pour une meilleure compréhension par nos concitoyens des réalités de la Turquie d’aujourd’hui et qui constituera très certainement, à moyen terme, voire à court terme, à faire « bouger les lignes » afin que la Turquie (déjà) européenne trouve toute sa place dans l’Union Européenne.
Philippe-Henri Ledru