Suite de l’entretien réalisé par Mme Nese Düzel, journaliste au quotidien Radikal, avec le sociologue Hakan Yilmaz qui vient de rendre les conclusions d’une enquête sur les représentations mentales et culturelles de la population turque.
Le regard sans concession du scientifique livre le portrait d’une société soumise à de profonds bouleversements, très attachée à la préservation de ses valeurs - celles de l’institution familiale notamment et en proie à un double sentiment contradictoire d’admiration et de méfiance à l’endroit de l’Europe.
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Bien... Selon votre étude, la famille est très importante dans notre société mais les cas de divorce se mutliplient chaque jour. On ne contrôle plus les dimensions de la prostitution. Comment tout cela est-il possible ?
Il peut être deux réponses à ceci. C’est parce que nous constatons que la famille sacrée est en train de se fissurer que nous pouvons ressentir le besoin d’en défendre les valeurs. Ou alors bien que nous sachions tous les problèmes propres à la famille, nous pouvons très bien ne pas les évoquer et évoquer à leur place un idéal familial. Nous savons très peu de choses sur la famille en Turquie. Nous ne sommes pas entrés dans les familles, nous n’avons pas fait de recherche, nous n’avons pas ouvert les boîtes noires.
Qu’y a-t-il dans ces boîtes noires ?
La violence faite aux enfants, aux femmes. La prostitution, l’inceste. Si les études des cellules familiales se généralisaient, nous apercevrions des choses bien différentes. Les sujets comme les relations homme-femme, la domination masculine, la violence masculine, les relations intra familiales ou l’inceste, constituent les boîtes noires en Turquie comme dans le monde entier. Mais lorsque ces domaines sont un peu entrouverts, les gens cèdent à la panique.
Que craint-on de voir disparaître si l’on étudiait la famille ?
Chaque autorité se rassure en pensant pour elle-même qu’être détentrice de cette autorité est une chose très naturelle. Penser qu’elle n’est établie qu’en usant de la contrainte, rend cette autorité moins sympathique. Comme l’a dit Max Weber, l’autorité dont je suis dépositaire doit m’apparaître comme mon droit le plus naturel depuis ma naissance de telle façon que je puisse jouir de cette autorité. Et donc les gens, si l’on se met à étudier la famille, craignent de voir bouleversées les relations intra familiales, c’est-à-dire le tissu naturel des relations homme-femme. Ils cherchent à préserver la domination masculine. Il en va de même dans les relations de classe.
Comment cela ?
Se dire que je suis plus riche qu’un autre parce que je suis né supérieur est rassurant. Si je me mets à penser que mon père était plus féroce que le sien, qu’il l’a dépouillé, lui a pris son argent et que c’est pour ces raisons que j’occupe aujourd’hui une position supérieure, alors mon autorité se fait moins nette, moins absolue pour la bonne raison qu’un jour lui aussi peut me dérober mon argent. L’autorité requiert une demande de reconnaissance divine ou naturelle pour son embellissement, son adoucissement. Il s’agit-là d’une illusion et nous craignons que cette illusion ne soit brisée.
Notre société accorde beaucoup d’importance à la famille mais les crimes d’honneur sont aussi nombreux. Est-il possible que nous aimions plus le concept de la famille que ses individus ?
Nous aimons beaucoup la notion de famille et nous l’idéalisons. Et puis le fait est que malgré tous les problèmes, la famille est la seule institution auprès de laquelle tout le monde peut trouver refuge. En Turquie, il n’y a pas d’autre institution. Dans une étude, nous avions demandé aux gens leur appartenance. A 75 %, ils se sont prononcés pour leur famille et leurs proches.
Bien mais dans une société aussi conservatrice, les valeurs morales se doivent d’être très fortes. Mais on n’en finit jamais avec la corruption. Comment concilier tant de corruption et d’immoralité avec une structure conservatrice ?
En Turquie, le conservatisme se concentre dans deux domaines principaux. Le premier est celui du domaine privé de la famille. Le second correspond à l’anti-occidentalisme. Sur ces deux sujets, les Turcs sont conservateurs. Les questions de la corruption et du crime organisé ne rentrent pas encore dans le domaine d’intérêt de la majorité. C’est évidemment très inquiétant. Et c’est d’ailleurs pourquoi nous connaissons de tels évènements. Quand vous demandez aux gens ce qu’il convient de changer en priorité, ils vous répondent l’économie. Et non la corruption ou le crime organisé. Un parti qui aurait pour programme, non d’améliorer les conditions économiques de base ou la prospérité générale, mais la sécurité et la lutte contre la corruption n’aurait aucune chance.
En fait dans la société turque est-ce la population rurale qui défend les positions conservatrices ?
Dans notre étude, ce n’est pas le groupe des ruraux qui s’est révélé comme le plus conservateur. Désormais, le conservatisme n’est plus un phénomène rural, un fait provincial. Parce que la Turquie n’est plus un pays rural. C’est un pays qui s’est urbanisé. Le conservatisme provient des gens qui pensent que les valeurs qu’ils doivent préserver sont menacées. Et la méfiance à l’égard de l’UE, ce n’est pas parmi les populations rurales qu’elle est la plus répandue. Au contraire, plus une personne étudie en Turquie, plus elle devient méfiante à l’endroit de l’Europe.
L’özalisme, idéologie dominante en Turquie
D’après votre étude, le peuple turc n’apprécie guère les unions libres, l’homosexualité, les boucles d’oreille pour les hommes, en fait toute une série de libertés individuelles. Mais il souhaite également s’intégrer à cette Europe où sont protégées ces mêmes libertés individuelles. La Turquie peut-elle se conformer à une conception de la vie libre et occidentale ?
Il est difficile d’attendre un changement de toute la société. Ce dont nous devons attendre le changement ici c’est l’Etat, c’est l’institution judiciaire. Si ceux-ci changent, la société changera en fonction des signaux émis par ces institutions. Le changement que connaît l’Etat dans ce processus européen est un changement très sérieux. N’est-ce pas ainsi qu’on a aboli la peine de mort ? Seulement 37 % de la société souhaitait que la peine de mort soit abolie. L’Etat qui est la clé de l’européanisation est un précurseur des droits individuels. Dans notre société, la méfiance vis-à-vis de l’occident, le syndrome de Sèvres (du traité de Sèvres, 1920 consacrant le dépeçage de l’Anatloie, ndlr) sont des facteurs très puissants : 50 % des gens craignent que l’Occident ne vienne nous diviser et partager le pays mais lorsque vous demandez quel est le Turc idéal, on vous répond que c’est un homme en qui l’occident et les traditions ont pu s’allier. Le Turc ne demande pas qu’on vive selon les traditions. C’est un alliage des deux, de l’occident et des moeurs turques qu’il appelle de ses voeux.
Si nous disons qu’en fait les résultats de votre enquête reflètent les valeurs de l’électorat AKP, sommes-nous loin de la vérité ?
C’est faux. Parce nous ne pouvons dire que l’AKP reflète la moyenne en Turquie. Or dans notre étude, c’est l’özalisme que nous avons trouvé comme une chose répandue en Turquie. L’özalisme est l’idéologie la plus influente qui se soit répandue dans le corps social en Turquie. S’il est une chose que nous avons découverte au cours de cette étude, c’est bien cela. Et le leader le plus apprécié, et de loin s’est révélé être Özal*. Et ensuite Menderes (premier chef de gouvernement issu du pluripartisme et du mouvement « démocrate » opposé à l’ancien parti unique dans les années 50. Il sera pendu lors du coup d’état de 1960, ndlr).
Nous savons que le pot-de-vin est très répandu chez nous. Comment cela se peut-il dans un pays où l’on accorde tant d’importance à la famille et à lEtat ?
C’est un phénomène répandu parce que les gens sont capables d’établir une nette séparation entre le domaine familial et celui où on reçoit des pots-de-vin. On voit le pot-de-vin comme un droit, non comme une faute. Lorsque l’argent pénètre dans le cercle familial, il est blanchi. Quand on parle de moralité, on parle moralité sexuelle, on accorde de l’importance à l’honneur des femmes. Les questions comme celles de bien faire son travail, ne pas voler, ne pas recevoir de pot-de-vin, ne pas être membre d’une bande, ou celle de la moralité politique ne tiennent, au sein de la notion de moralité qui est la nôtre qu’une toute petite place.
*Özal (Turgut) : Premier ministre emblématique des années 80 puis Président de la République entre 1989 et 1993 ; il est à l’origine du programme de libéralisation et d’ouverture de l’économie turque dans la décennie 80 ; apôtre de l’union des droites en politique, il mêle libéralisme économique et conservatisme social.
© Traduction pour TE : François Skvor
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