Michel Barnier est ministre des affaires étrangères.
Le texte de cet entretien a été relu et amendé par M. Barnier.
Y a-t-il un risque de fracture sur la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) entre le président de la République et sa majorité ?
S’agissant de l’Europe en général et de la Turquie en particulier, le pire, c’est le silence.
C’est le silence qui entretient les peurs. Le débat permet de se dire les choses. Le président de la République est en charge d’une vision et de la parole de la France. Il est porteur d’une responsabilité liée à la stabilité et à la sécurité du continent. Il a déjà eu l’occasion de dire qu’il était favorable à la perspective de l’adhésion de la Turquie. Une partie de l’UMP et de l’opinion publique fait une analyse différente.
Une partie ou une majorité ?
Pour l’UMP, probablement une majorité. Il y a eu un vote dans ce sens au printemps. Pour l’opinion publique, j’en suis moins sûr. Cela dépend de son état d’information et je souhaite que, grâce au débat, celle-ci progresse.
M. Raffarin s’est dit préoccupé par l’arrivée de l’islamisme dans une construction laïque...
Ne déformons pas les propos du premier ministre. Lui-même sait bien que la Turquie a été l’un des premiers Etats laïques. Et que la religion des dirigeants ou des peuples n’est pas un critère pour l’adhésion à l’Union européenne. J’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer qu’il y a d’autres peuples musulmans, plus petits, dans les Balkans, qui ont vocation à rejoindre l’Union. La seule question qui vaille est : s’agit-il d’un pays démocratique qui, par exemple, protège ses minorités et garantit l’égalité entre hommes et femmes ?
M. Chirac va devoir se prononcer, lors du conseil européen du 17 décembre, sur l’ouverture des négociations d’adhésion.
L’adhésion de la Turquie n’est ni pour aujourd’hui ni pour demain ni pour après-demain. Dire le contraire, c’est mentir. Le 17 décembre, les chefs d’Etat ou de gouvernement décideront de poursuivre le dialogue avec la Turquie ou de le rompre. Il s’agira de décider si nous voulons toujours porter notre projet de civilisation, qui nous garantit aujourd’hui la paix et la sécurité entre 25 nations. En 1963, ce sont le général de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer qui avaient déjà choisi d’amorcer le dialogue avec la Turquie, en signant avec elle le second accord d’association avec un pays tiers. Aujourd’hui, l’enjeu peut aussi se formuler de la manière suivante : est-ce que nous encourageons la Turquie à choisir le modèle européen, ou prend-on le risque qu’elle choisisse un autre modèle ?
Faut-il organiser un référendum sur l’adhésion d’Ankara pour dissocier ce débat de celui sur la Constitution européenne ?
C’est une idée juste et j’y suis aussi favorable. La question de l’adhésion de la Turquie devrait effectivement être tranchée par le peuple en temps voulu... Une perspective qui est, de toute façon, lointaine. A court terme, le gouvernement va recentrer le débat sur l’Europe d’aujourd’hui, un débat dont les Français sont privés depuis de nombreuses années. Sur tous les sujets qui les intéressent - paix, terrorisme, emploi, délocalisations, protection sociale, services publics, culture -, nous allons débattre pour démontrer en quoi la nouvelle Constitution est utile.
Etes-vous favorable à l’adhésion de la Turquie à terme ?
J’ai changé d’avis sur cette question il y a dix ans. Les avantages pour nous et pour la Turquie l’emportent sur les difficultés que nous pourrions rencontrer. Les risques géopolitiques, notamment ceux d’un basculement de ce grand pays loin de l’Europe, sont immenses si le processus venait à être bloqué. Nous devrons, dans les prochaines années, être attentifs à la manière dont le dialogue se poursuit avec ce pays. C’est seulement ensuite, à la fin de négociations qui devront être menées avec sérieux, rigueur et persévérance, que nous pourrons vraiment répondre à la question de l’adhésion ou non de la Turquie.