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Origines et enracinement du nationalisme en Turquie (9)

mardi 19 juin 2007, par Philippe Couanon

Purification ethnique, xénophobie, haine raciale, exaltation antisémite ou islamophobique, discrimination et exclusion, croix gammées ou cris de singes dans les stades… autant d’expressions malsaines que l’on espérait enterrées aux oubliettes de l’Histoire aux cotés des Hitler, Mussolini, Monseigneur Tiso ou Ante Pavelic. Et bien non ! Elles refleurissent aux quatre coins de l’Europe et d’ailleurs dissimulées derrières des déclarations pseudo-patriotiques, identitaires ou sécuritaires. Philippe Couanon se penche en détails sur les origines et les évolutions de cette question nationaliste qui pèse tant aujourd’hui sur le présent et l’avenir de la Turquie.

- Suite de l’article N°8

3/ Une dérive ultra

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Le nationalisme est récurrent en Turquie ; c’est un mode de pensée persistant depuis un siècle et il s’est souvent exprimé par un comportement arrogant et des attitudes discriminatoires et vexatoires à l’encontre des « adversaires naturels » que sont les Kurdes, les Arméniens, les Grecs et occasionnellement les Alevis, les Juifs et les autres minorités ethnico-religieuses.

Régulièrement, durant les périodes troublées de la République turque, il a généré des flambées de violence comme lors des pogroms anti-grecs d’Istanbul en 1955 dans lesquels la responsabilité du gouvernement est engagée, mais qui ne revêtaient pas de caractère organisé. Plus récemment, les différents partis extrémistes, notamment ceux créés par A. Türkes, ont structuré la violence par l’intermédiaire des milices paramilitaires, les « Loups Gris » [en référence au passé chamanique des Turcs, lorsqu’ils nomadisaient dans les steppes asiatiques] ; leurs cibles étaient variées : démocrates, Alévis, étudiants maoïstes… révélant une idéologie confuse qui mélangeait nationalisme, laïcisme, fascisme… et intérêts mafieux ! (90) A ce titre, ils ont largement contribué au climat de guerre civile qui ravagea le pays dans les années 70 (91). L’assassinat de dizaines d’Alévis à Kahramanmarash en décembre 1978 (92), fait figure de point d’orgue d’un activisme brutal qui n’a jamais totalement disparu depuis.

Autre caractéristique du turquisme « habituel » : il est davantage discriminatoire à l’encontre des minorités considérées comme dérangeantes ou dangereuses que foncièrement raciste. L’ampleur des animosités, voire des haines réciproques, varie selon de degré de tension entre les communautés et résulte des traumatismes passés et des contentieux irrésolus ; chez une majorité de Turcs, il n’existe pas de mépris préconçu pour l’autre, ni de volonté d’infériorisation… à condition que l’autre en question n’empiète pas sur le domaine réservé des Turcs !

Contrairement à une opinion bien établie, la volonté d’affirmer la prééminence d’un peuple sur son territoire national n’induit pas nécessairement un sentiment raciste mais plutôt un instinct de propriété à défendre ; cela ne veut pas dire que le racisme n’ait jamais existé en Turquie : Les propos outranciers de certaines personnalités dans les années 30 comme les expérimentations destinées à prouver l’analogie entre Turcs brachycéphales et Aryens à la même époque, l’étaient incontestablement (93) mais ça n’est pas une constante intemporelle ; de plus, que les affrontements entre nationalismes exacerbés dégénèrent en joutes racistes, est un phénomène humainement classique.

Enfin, le nationalisme turc est toujours resté majoritaire turquiste, c’est-à-dire national et défensif. Les tendances conquérantes et expansionnistes (panturquisme et pantouranisme) sont restées ponctuelles et cantonnées à une marginalité d’adeptes nostalgiques de Z. Gökalp première version et d’Enver Pacha. Il convient de ne pas faire l’amalgame avec les tentations de solidarité turcophone nées de la disparition de l’URSS qui traduisent surtout le désir d’un Etat en devenir d’étendre son rayonnement politique et économique en s’appuyant sur un espace culturellement proche.

Les caractéristiques de ce turquisme habituel ont été développées précédemment et elles demeurent l’expression majoritaire d’un phénomène mental devenu endémique. Par contre, l’image que nous renvoie la société turque depuis quelques années révèle une évolution inquiétante par son ampleur et sa virulence, ainsi que par des dérives ultras et multiformes qui se teintent d’apologies de la violence et de racisme. Elle laisse transparaître également des références nouvelles ou très peu usitées jusqu’alors, à côté de résurgences que l’on pensait révolues.

- Il y a d’abord ce nationalisme que nous qualifierons de « quotidien et populaire » parce qu’il ne s’appuie sur aucune idéologie construite, mais il est pernicieux car incontrôlable et se dissimule derrière l’arrogance gratuite des banderoles et des slogans simplistes et est facilement manipulable. C’est celui des supporters haineux et désœuvrés de Trabzon (94), clones turcs des hooligans du PSG , celui de ses policiers réjouis qui posent en souriant aux côtés d’Ogün Samast (l’adolescent qui a tué Hrant Dink), celui des jeunes qui se pavanent avec le bonnet blanc de l’assassin, celui de ces citoyens ordinaires qui vocifèrent des « Je suis Turc » sans raison et en toutes circonstances… C’est aussi le nationalisme de la lâcheté qui profite de la force du groupe pour lyncher un individu isolé (95) ou se réfugie dans l’anonymat d’internet pour lancer des anathèmes vengeurs ou proférer des menaces de
mort (96) ; ça n’est pas le phénomène, tristement universel, qui est nouveau mais son ampleur.

- La seconde tendance en plein essor est le « néonationalisme », dénommé « Ulusalcilik » par certains, qui s’apparente à une nébuleuse aux philosophies variées mais dont les composantes envoient leurs ramifications au plus haut niveau de l’état (97) et qui connaît un succès remarquable dans les milieux instruits, les classes moyennes supérieures et la bourgeoisie. Le lien avec « l’état profond » évoqué par le premier ministre est évident. Sans structures communes ni commandement supérieur unifié, ils partagent des principes où le nationalisme ethnique est prioritaire ; tous affirment leur exclusionisme de l’autre, le rejet de l’Islam en tant que valeur nationale et un refus de l’occidentalisation dans laquelle ils englobent les Etats-Unis, l’Europe, Israël et la mondialisation.

En ce sens, ils s’opposent à l’entrée dans l’UE et à l’intégration économique du pays dans laquelle ils voient une réminiscence des capitulations. Parmi les organisations les plus représentatives, citons « le Mouvement des Forces Nationalistes », « le Mouvement unifié des Forces Patriotiques » (VKGB), « l’Association pour la Pensée de Kemal » (ADD) et « la Grande Union des Juristes » dont le leader, Kemal Kerincsiz a intenté des procès contre Orhan Pamuk et Hrant Dink pour insulte à l’identité turque (98). Leur force repose sur le contrôle de nombreux médias comme les quotidiens Yeni Cag et Turk Solu et les chaines de télévision Kanal Turk et MesajTV ; sans parler des grands journaux nationaux (Cumhuriyet, Milliyet…) qui se font, à l’occasion, leurs porte-parole. Ils profitent également de la notoriété de personnalités comme Rauf Denktas, l’ancien président de la RTCN et nouveau patron du comité Talaat Pacha, qui apparaît comme l’un des ténors des « ulusalcilar » et de la présence en leur sein de nombreux membres de la gendarmerie, de l’armée et des forces de sécurité, de la haute administration et du corps des enseignants du supérieur.

- Le panturquisme lié à l’ultra droite fasciste et raciste effectue un retour en force bruyant, agressif et provocateur, en particulier dans la diaspora installée en Europe de l’Ouest (Allemagne, France (99), Belgique, Suisse…), mais aussi de plus en plus en Turquie. Ces fanatiques ne se contentent pas d’un négationnisme basique, ils le revendiquent comme essence de leur action en se présentant comme les héritiers des Jeunes Turcs et en rejoignant la cohorte révisionniste internationale qui nie en bloc la réalité de la Shoah et des massacres de 1915. Ces mouvances dont la plus connue est le « Comité Talaat Pacha » s’affichent ouvertement panturquistes et rêvent d’une Grande Turquie, à l’instar du projet, anonyme mais largement diffusé sur le net début 2007, qui proclame la volonté d’annexion à la mère patrie, de l’Arménie indépendante, l’ensemble du Kurdistan, Chypre, la Thrace occidentale et une bonne partie des îles de la Mer Egée, Crète comprise (100). Ces groupes organisés sont déterminés et prêts à en découdre comme l’a montré la manifestation organisée à Lyon au printemps 2006.

- La quatrième et dernière forme de nationalisme « nouvelle formule » adopte une coloration religieuse souvent qualifiée de turco-sunnite. Ses émules préconisent un nationalisme ethnique dans lequel l’Islam sunnite jouerait un rôle d’unificateur national, bien qu’une branche extrémiste semble vouloir l’inscrire dans l’espace transnational de l’Oumma. Ce courant de pensée n’a rien de novateur puisqu’il reprend les théories émises par Ziya Gökalp, il y a près d’un siècle (101). Doit-on leur attribuer, en 2006, la paternité des morts violentes du père Santoro à Trabzon et d’un juge du Conseil d’état comme des attentats qui ont visé le journal Cumhuriyet, le tout perpétré aux cris de « Allahuekber » ou faut il n’y voir que le geste isolé de fondamentalistes fanatisés ?

Les avis sont partagés (102). Les trois victimes de Malatya (le 18/04/07), employées par une maison d’édition de livres chrétiens et accusées de faire du prosélytisme, allongent encore la liste préoccupante des exactions imputables à cette mouvance qui associe ultra nationalisme et fanatisme religieux. L’islamo-turquisme dérive même jusqu’aux extrémités sectaires avec les thèses créationnistes et anti évolutionnistes professées par le prédicateur Adnan Oktar (103), alias Harun Yahya qui parait disposer de moyens substantiels dont la provenance demeure mystérieuse ; il possède sa propre maison d’édition qui a pignon sur rue à Istanbul, Global, et diffuse à des dizaines de milliers d’exemplaires luxueux son « Atlas de la Création », envoyés gracieusement dans toute l’Europe occidentale. A la même obédience appartiennent la « Fondation pour la recherche scientifique » (BAV) et celle pour « la protection des valeurs nationales » (MDKV) qui assurent, au même titre que la revue « Union turco-islamique » la liaison entre les thèses ultranationalistes (elles font l’apologie du panturquisme et flirtent avec le révisionnisme dans leurs écrits sur la Shoah) et les courants djihadistes rigoristes (104).

Ce rapide panorama se montre sans doute très incomplet mais il révèle l’étendue et la diversité des philosophies qui foisonnent en Turquie et se rejoignent dans une base ultranationaliste virulente et souvent violente. Devant un tel tableau, le pessimisme et l’inquiétude sont de rigueur.

- A suivre....


- Notes :

90 : X. Raufer, méconnue… et d’autant plus dangereuse, la mafia turque, in Géopolitique de la Turquie, op.cit. pp. 132-135

91 : H. Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, op.cit. pp. 60-64

92 : Th. Zarcone, La Turquie de l’Empire Ottoman à la République d’Atatürk, op.cit. p. 104

93 : M. Akyol, Le dernier refuge des vauriens, Turkish daily news, trad. Et publ. Turquie Européenne, 09/02/07

94 : S. Rainsford, Trébizonde : le foyer nationaliste de la Turquie, BBC News, 01/03/07

95 : B. Oran, op.cit. n° 44

96 : O. Matthews, op.cit. n° 66

97 : O. Aytac et E. Uslu, L’assassinat de Hrant Dink et le néonationalisme (ulusalcilik) en Turquie, New Anatolian, 17/02/07

98 : id

99 : Une nouvelle provocation des ultranationalistes turcs, communiqué de Turquie Européenne, 03/03/07

100 : Turquie : lancement du « Grand Projet » d’élimination du problème arménien, info Collectif Van, 09/02/07. (Compte tenu de la nature du site ayant rendu public le document, l’interprétation qui en est faite est vue à travers le prisme ultranationaliste arménien qui attribue la paternité du projet aux autorités turques… mais cela ne retire rien à l’idéologie qui transpire du document lui-même)

101 : H. Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, op.cit. p. 16

102 : Dieu est grand, la laïcité aussi, revue de la presse turque, Courrier International, n° 813, 1-7/06/06, p. 30

103 : G. Perrier, Les thèses créationnistes gagnent du terrain en Turquie, Le Monde, 08/02/07

104 : id

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