Purification ethnique, xénophobie, haine raciale, exaltation antisémite ou islamophobique, discrimination et exclusion, croix gammées ou cris de singes dans les stades… autant d’expressions malsaines que l’on espérait enterrées aux oubliettes de l’Histoire aux cotés des Hitler, Mussolini, Monseigneur Tiso ou Ante Pavelic. Et bien non ! Elles refleurissent aux quatre coins de l’Europe et d’ailleurs dissimulées derrières des déclarations pseudo-patriotiques, identitaires ou sécuritaires. Philippe Couanon se penche en détails sur les origines et les évolutions de cette question nationaliste qui pèse tant aujourd’hui sur le présent et l’avenir de la Turquie.
B) Un nationalisme turc de défense
Le nationalisme turc est apparu, lui aussi au XIXe siècle, d’abord de manière marginale avant « d’exploser » brusquement au moment des Guerres Balkaniques (15). Il s’apparente à un phénomène réactif face aux menaces que faisaient peser d’autres nationalismes sur l’intégrité et le devenir de l’Empire Ottoman. Il résulte donc d’un réflexe de peur et bien qu’il présentera différentes formes dans son évolution, il conservera jusqu’à nos jours, un caractère essentiellement défensif. Il n’offrira que rarement un visage expansionniste, jamais ouvertement conquérant, les épisodes panturquistes et pantouraniens s’inscrivant dans le ponctuel de minorités bruyantes à défaut d’être représentatives d’un vaste courant d’opinion, n’en déplaise aux détracteurs de la Turquie qui agitent le chiffon rouge du risque que constituerait une axe turcophone de Tirana au Turkestan chinois (16). En outre, même depuis l’implosion de l’URSS qui a donné naissance à plusieurs états turcophones en Asie centrale, l’orientation d’Ankara vers l’espace turcophone est surtout culturelle avec l’espoir de retombées politiques et économiques que lui assurerait sa position de « grand frère » ; l’analogie avec la francophonie est flagrante. Toutefois, ses avances n’ont rencontré qu’un écho modeste, sauf en Azerbaïdjan qui a besoin de la Turquie pour rompre l’isolement que lui procure le voisinage hostile de l’Iran, de la Russie et de l’Arménie ; par contre, les peuples balkaniques (Bosniaques, Albanais, Kosovars) lorgnent en priorité vers Bruxelles alors que les turcophones des nouveaux états d’Asie centrale recherchent surtout la protection de Moscou et les dollars américains.
Au cours du siècle qui sépare ses premiers soubresauts de l’assassinat de Hrant Dink, le nationalisme turc s’adaptera pour répondre à des contextes variés. Dans un premier temps, il sera une réponse aux velléités séparatistes des nations de l’empire ; ensuite, il apparaîtra comme le recours susceptible d’enrayer l’effondrement inéluctable du sultanat ; après la 1re Guerre mondiale, il constituera le ferment fédérateur, entre les mains de Mustafa Kemal, pour garantir la survie d’une entité anatolienne face aux ambitions charognardes des vainqueurs, avides de dépecer et de se partager les restes de l’empire déchu ; en corollaire, le future Atatürk en fera l’élément fondateur puis protecteur de sa république ; enfin, depuis la disparition du Gazi, l’idéologie nationaliste sera pérennisée et institutionnalisée en tant qu’héritage du « père fondateur » et comme moyen de sauvegarder cet héritage face aux périls (réels ou supposés) qui menacent l’intégrité territoriale et nationale.
1/ De l’ottomanisme au turquisme
Le nationalisme turc apparaît comme un phénomène extrêmement tardif au regard de ce qui se passait ailleurs en Europe et au Moyen Orient. Il faut attendre les années qui précèdent la 1re Guerre mondiale pour le voir émerger de la confidentialité des quelques cercles marginaux où il était confiné. Il faut dire que la dimension turque n’était pas du tout valorisée au sein de l’Empire Ottoman au cours du XIXe siècle ; le « Turc », assimilé à l’Anatolien, revêt une connotation péjorative synonyme d’arriérisme, l’équivalent du « plouc » français. Dans les milieux stambouliotes, la réaction au nationalisme grandissant des minorités prend la forme de l’ottomanisme, c’est-à-dire la défense d’un empire supranational et de son intégrité territoriale face aux visées émancipatrices des nationalités dominées. On oppose donc une ambition fédérative et unitaire aux aspirations séparatistes. Dans les milieux influents, on se sent bien plus « Ottomans », à savoir héritiers d’Osman et Soliman, les bâtisseurs d’un empire qui s’étend sur trois continents que « Turcs », descendants frustres des nomades originaires des steppes d’Asie centrale. Rien de plus logique d’ailleurs au vu de la composition sociale : Constantinople est une métropole cosmopolite où l’élément turco-musulman est minoritaire ; les tenants du pouvoir politique et militaire, comme le personnel impérial sont issus des 4 coins de l’empire alors que les Grecs, les Juifs et les Arméniens contrôlent l’économie et le commerce ; les sultans eux-mêmes sont des métis nés d’unions mixtes qui utilisent un langage incompréhensible aux habitants de l’Anatolie, agrémenté d’emprunts aux langues perse, arabe et européennes. Les pôles dynamiques de l’empire sont la capitale mais aussi Salonique et le Caire, très loin de l’espace occupé par la composante turque. Ceux-ci sont majoritairement des paysans peu instruits, vivants chichement sur les plateaux et les steppes pauvres d’Asie Mineure ; l’état ne lui accorde d’autres intérêts que celui d’être une chair à canon disciplinée pour son armée. Pas étonnant dans ces conditions que la « turcité » n’ait fait que peu d’émules et inspire davantage de répulsion que d’attractivité.
Lorsque le pouvoir hamidien s’est senti menacé par les prétentions européennes, c’est vers la supranationalité panislamique qu’il s’est tourné en vertu de son titre califal ; là encore, la dimension ethnico-nationale a été totalement ignorée pour générer un vaste front de résistance.
De même, le mouvement Jeunes Turcs (17) ne fut que l’ultime avatar d’une multitude de courants, parmi lesquels celui des « Jeunes Ottomans », qui n’avançaient aucune référence nationalistes et étaient avant tout pluriethniques ; ils avaient en commun des aspirations réformatrices et constitutionnalistes qui les opposaient au conservatisme despotique d’Abdülhamid et prônaient la modernisation, la démocratisation et l’égalité entre les communautés confessionnelles et ethniques d’un empire qui devait en ressortir revigoré. Créés à Salonique, les Jeunes Turcs regroupaient une minorité de Turcs à côté de musulmans et de chrétiens issus de toutes les régions de l’Empire : s’y côtoyaient des Grecs, des Macédoniens, des Albanais, des Arméniens, des Kurdes… dont beaucoup étaient exilés de longue date en Europe occidentale. Ca ne fut qu’avec l’accession du CUP au pouvoir et surtout lorsqu’il tomba sous la coupe du triumvirat Talaat-Enver-Cemal que la turcomanie l’emporta sur la tolérance supranationale ottomanienne avant de sombrer dans les dérives pantouraniennes.
Le virage de l’ottomanisme au turquisme peut être daté précisément de 1906 (18). Paradoxalement, le Comité Union et Progrès conservait encore cette année là une composition cosmopolite et gardait une alliance étroite avec le parti arménien Dashnak mais sa direction échut entre les mains des Dr Nazim et Bahaeddin Sakir partisans des thèses pantouraniennes. Ils s’entourèrent d’intellectuels nationalistes comme Ziya Gökalp, Tekin Alp ou Yusuf Akçura ; leur idéologie préconisait de turquifier l’Anatolie, centre d’un futur empire réunifié autour d’une base ethnique turque mais qui, à terme, réunirait tous les peuples issus de la mythique Touran, c’est-à-dire les turcophones mais aussi les Finlandais, Magyars, Japonais, Coréens… Les organisations nationalistes éclorent alors en nombre comme l’Association de la Patrie Turque (Türk Yurdu Cemiyeti / 1911), les Foyers Turcs (Türk Ocaklari / 1912) et la Force Turque (Türk Gücü / 1913). Le turquisme de Gökalp, devenu idéologue officiel, reposait sur 3 objectifs :
Turquifier le nouvel état dans les domaines sociaux, économiques et politiques
Islamiser, la foi musulmane devant transcender la société
Occidentaliser, c’est-à-dire moderniser le pays, seul moyen de le renforcer.
Ce programme imposait l’instauration d’un exécutif fort dans lequel les droits des individus s’effacent derrière l’omnipotence étatique ; c’est ce qui a été concrétisé avec la transformation en parti unique aux méthodes totalitaires. Les théories de Gökalp n’ont rien d’exceptionnelles dans l’Europe du premier XXe siècle ; elle préfigure le fascisme mussolinien et fondent l’étroite union entre la nation et l’état tout puissant qui constitue l’élément essentiel des nationalismes, en Turquie comme ailleurs (19).
Le nationalisme turc semble donc être une réaction ultime à un moment où l’empire agonise, menacé de disparition et en passe d’exploser sous les coups de butoir conjugués des impérialismes européens et des nationalités minoritaires triomphantes. Il n’émerge que comme recours désespéré lorsque l’unité ottomane ne relève plus que de l’illusion et la solidarité intercommunautaire et supranationale que du mythe (20). Le turquisme et ses dérivés panturc et pantouranien s’apparente ainsi à un repli identitaire sur les racines turques, seules valeurs refuges crédibles, accepté d’abord sans enthousiasme puis glorifié comme futur noyau survivant de la désagrégation inéluctable de l’ensemble impérial censé renaître sous une forme touranienne dont l’Anatolie serait le cœur.
L’orientation prise par le CUP popularise une idéologie jusqu’alors marginale car confinée à un cercle restreint d’intellectuels nourris des écrits de Comte, Dürkeim, Taine ou Renan et qui se délectent des poèmes de Namik Kemal et des déclarations enflammées de Z. Gökalp et consorts, considérés comme les chantres précurseurs d’un nationalisme teinté de romantisme et de darwinisme social ; ils seront rejoints par de jeunes officiers désabusés par l’incapacité hamidienne d’enrayer la décrépitude de l’empire et qui vont constituer le bras armé et dynamique du mouvement. Parmi eux figure un certain Mustafa Kemal qui n’y joue qu’un rôle secondaire et prendra certaines distances avec les ténors du groupe, en particulier à cause de l’antipathie, d’ailleurs réciproque, qu’il ressent à l’encontre d’Enver. Cet éloignement le préservera du naufrage collectif de 1918, mais il puisera dans son expérience au sein des Jeunes-Turcs, l’inspiration qui guidera son action dans l’après guerre comme il s’appuiera, dans le combat pour l’indépendance, sur les réseaux préservés en Anatolie.
Le virage idéologique du CUP provoqua des inquiétudes légitimes et des réactions hostiles, tant dans les communautés chrétiennes (grecque et arménienne) que musulmanes (arabe, kurde, albanaise…) chez qui émergèrent des tendances séparatistes affirmées et parfois violentes (insurrection de l’Albanie en 1910, révolte kurde de 1914…). Ainsi, si le nationalisme turc apparaît d’abord comme défensif ou réactif à la déliquescence de l’empire, son essor suscita l’émergence, le développement ou le renforcement, selon le cas, de nationalismes également défensifs mais à caractère autonomiste, chez les minorités qui y pressentaient une menace. L’engrenage dangereux des réactions en chaîne, exacerbées par les craintes et les brutalités réciproques, était enclenché… il perdure encore un siècle plus tard ! Par contre, le nationalisme expansionniste (panturquisme ou pantouranisme) ne survivra pas comme tendance dominante à la défaite de 1918 ; l’idéologue Gökalp disparaîtra en 1924 après s’être converti au turquisme anatolien (21), alors qu’Enver Pacha se fera tuer en Asie centrale (1922) par les Bolcheviks en poursuivant ses chimères ; ces options conquérantes seront totalement absentes de la politique suivie par M. Kemal.
A suivre...
Notes
15 : St. Yerasimos, op.cit. n°7 p. 42, écrit : « En 1913, le nationalisme turc émerge brutalement sous la menace de ce qui fut perçu comme un anéantissement et sous le coup de la démonstration de l’impossibilité de survie de l’Empire. C’est donc convaincues de se trouver au bord du gouffre, que les dernières élites ottomanes ont rapidement placé tous les mécanismes de l’état au service de la cause turque ».
16 : A. Kalika, La Russie face au « turqueries », in Géopolitique de la Turquie, Revue Française de Géopolitique, n°4, ellipses, 2006, pp. 104-105 et L. Vairon, Les populations turcophones de la Chine, mythes et réalités, id., pp. 111-120
17 : Pour la genèse du mouvement et ses antécédents, voir en particulier : Fr. Georgeon, op.cit. Sur le mouvement « Jeunes Ottomans » issu des milieux littéraires et artistiques (Namik Kemal, Ziya Pacha…) voir : J. Marcou, le mouvement constitutionnel, in S. Vaner, op.cit. pp. 89-90. Ils réclamaient un gouvernement constitutionnel et la création d’une véritable citoyenneté tout en revendiquant le maintien des droits et traditions islamiques. En ce sens, ils étaient ottomanistes et constitutionnalistes sans aucune connotation nationaliste.
18 : H. Bozarslan, op.cit. pp. 15-18 ; Voir aussi : Y. Ternon, Empire Ottoman, le déclin, la chute, l’effacement, le Félin / Michel de Maule, 2005, pp. 272-275. Selon l’auteur, le Turquisme trouve son origine dans l’Empire alors que les théories panturquistes et pantouraniennes auraient été importées de Russie ; elles répondaient à la volonté des turcophones (Tatars, Azéris) de s’unir face aux volontés expansionnistes du tsar.
19 : L. Köker, défi européen ou risque fasciste ?, interview de N. Düzel, Radikal, trad. Marillac et Turquie Européenne, 19/02/07
20 : S. Vaner, op.cit. introd., p. 22
21 : id. p.23 : « le nationalisme de Gökalp illustre bien, dans le contexte des années 20, le souci défensif de reconstituer une entité autour de l’idée de nation »