Purification ethnique, xénophobie, haine raciale, exaltation antisémite ou islamophobique, discrimination et exclusion, croix gammées ou cris de singes dans les stades… autant d’expressions malsaines que l’on espérait enterrées aux oubliettes de l’Histoire aux cotés des Hitler, Mussolini, Monseigneur Tiso ou Ante Pavelic. Et bien non ! Elles refleurissent aux quatre coins de l’Europe et d’ailleurs dissimulées derrières des déclarations pseudo-patriotiques, identitaires ou sécuritaires. Philippe Couanon se penche en détails sur les origines et les évolutions de cette question nationaliste qui pèse tant aujourd’hui sur le présent et l’avenir de la Turquie.
3- L’homogénéisation du peuplement
L’Empire Ottoman a atteint son expansion maximale dans le dernier quart du XVIIe siècle ; ensuite, entre le second échec devant Vienne (1683) et l’armistice de Moudros (1918) et ses prolongements de Sèvres (1920) et Lausanne (1923), son territoire se réduit comme une peau de chagrin. Le dernier traité inscrit la république turque dans ses limites ethniques « naturelles » et institue la prééminence du peuple turc sur ses minorités nationales, statut officiellement limité aux seuls Grecs, Arméniens et Juifs (9). Ce choix s’avère bien trop restrictif puisqu’il réserve ce statut « protégé » aux seuls membres des millets judéo-chrétiens sous le sultanat. S’en trouvent exclus les Chrétiens d’Orient (Syriaques, Chaldéens…) ainsi que les minorités musulmanes (Kurdes, Grecs musulmans, Arabes, Circaucasiens, Lazes…) et non sunnites (Alévis…) ; cet « oubli » aboutira à la quasi-disparition des premiers et à la négation des particularismes des autres, assimilés aux Turcs.
Ces 2 siècles de « réduction territoriale » (10) auront pour effets des bouleversements profonds de la composition ethnique de l’Anatolie (à un degré moindre de la Thrace orientale et d’Istanbul) en provoquant une homogénéisation du peuplement, facteur favorisant l’émergence des nationalismes en Turquie. En effet, chaque perte de portions d’empire, surtout dans les dernières décennies du sultanat, provoquera l’émigration de populations turcophones, de Crimée, du Caucase et des Balkans, vers l’Anatolie. Ainsi, l’expansion russe vers le Caucase, marquée par l’écrasement au Daghestan de la rébellion du cheik Chamil et des Circassiens, drainera des flux massifs de réfugiés caucasiens vers l’empire qui les installera dans les plaines du Nord Ouest anatolien ; de même, les indépendances de la Grèce, de la Serbie, de la Bulgarie… l’annexion de la Bosnie Herzégovine par l’Autriche et les guerres balkanique de 1912-1913 entraînèrent l’arrivée massive de populations fuyant les exactions et la purification ethnique des vainqueurs.
L’amalgame des migrants musulmans avec les autochtones anatoliens s’est fait sans difficulté selon le principe ottoman d’une différenciation qui reposait sur des critères religieux et non ethniques. Ainsi s’est constituée l’assise cosmopolite de la nation turque composée d’Anatoliens, de musulmans originaires de Grèce, d’Albanie, de Bosnie, de Macédoine, du Caucase… avec comme point commun l’appartenance à l’Islam et un sentiment d’attachement commun à un ensemble commun.
La turquicité résulte donc, non pas d’une homogénéité culturelle et linguistique propre aux seuls descendants des cavaliers des steppes sédentarisés en Anatolie à partir du XI ème siècle, mais concerne tout musulman installé en Anatolie et qui se reconnaît dans cette communauté anatolienne, qualifiée de turque. C’est cette vision turque de la nationalité « anatolienne » qui prévaudra à Lausanne excluant de la définition de « minorités » tout ce que l’Anatolie comptait de musulmans ; dans cette optique, on comprend mieux pourquoi les nationalistes turcs assimilent les Kurdes aux Turcs et ne reconnaissent pas de spécificité religieuse aux Alévis proche du chiisme ni au Yezidis des régions kurdes. Cette approche heurte celle des Kurdes qui éprouvent le sentiment d’appartenir à une autre communauté nationale et attendent sa reconnaissance. L’accord bilatéral d’échange complétant le traité de Lausanne ajouta 400 000 Turcs expulsés de Grèce en 1923 qui furent établis principalement dans les régions égéennes.
Le principal effet de ces « retours au pays » fut de sanctuariser l’Anatolie en tant que dernier refuge favorisant l’éveil d’une conscience de « foyer national turc » avec l’Anatolie pour assise territoriale et l’aspiration à un état-nation stable et solide. Le nationalisme turc s’est renforcé de la nécessité de défendre ce patrimoine national où les Turcs sont « chez eux » et « en sécurité ».
Dans le même temps, les communautés non turco-musulmanes ont vu leurs effectifs fondre par l’élimination physique d’Arméniens, lors des massacres successifs ; la majorité des survivants se réfugia dans la République éponyme annexée à l’URSS ou en Syrie sous protectorat français ; d’autres enfin, choisirent le chemin de l’exil en Europe occidentale ou en Amérique du Nord. Les Grecs ottomans payèrent un lourd tribut à la tentative d’Athènes d’annexer l’Ouest Anatolien et les rives de la Mer Noire et près d’un million d’entre eux quittèrent la Turquie en vertu de l’échange déjà évoqué. Seuls échapperont à l’expulsion les Grecs d’Istanbul, de Thrace orientale et des îles égéennes conservées par Ankara, mais beaucoup, comme d’autres non musulmans, quitteront volontairement le pays suite à ces évènements ou au gré des discriminations et persécutions dont ils seront les victimes au cours du XXe siècle (1942, 1955…). En outre, une majorité de l’importante communauté juive décidera de gagner Israël bien qu’elle n’ait été que rarement la cible de mesures ouvertement hostiles.
Ces multiples bouleversements humains ont fortement homogénéisé le peuplement de la Turquie, surtout de l’Anatolie, d’autant que la majorité turque a fait preuve d’un dynamisme démographique nettement supérieur à celui des minorités chrétiennes. Aujourd’hui, les Turcs représentent 78,80% de la population totale du pays et les musulmans non turcs 20,92% (Kurdes = 19,12%, circassiens émigrés au XIXe siècle = 1,47%, les autres, c’est-à-dire les Lazes, arabes, Grecs musulmans… = 0,33%) (11). Les non musulmans ne forment plus que 0,28% des citoyens turcs avec environ 25000 Juifs (0,04%), et 160000 Chrétiens de différentes obédiences (Arméniens (12), Grecs orthodoxes et catholiques, Syriaques, Géorgiens, Russes…) (13). La majorité de ces non musulmans vivant à Istanbul, il apparaît que l’élément judéo-chrétien a quasiment disparu d’Anatolie dont la population est essentiellement musulmane et majoritairement turque.
Territoire et turquicité
Une telle homogénéité a ancré dans la conscience collective l’idée que l’Anatolie est LA terre de la nation turque, un bien sacré et un sanctuaire à protéger des menaces tant extérieures qu’intérieures. Dès la création de la République Turque, le jacobinisme institutionnalisé a fait de cette Anatolie le centre territorial de l’état-nation et l’a transformé en un espace exclusivement turc dont il fallait affirmer la turquicité. Outre les tentatives de rattachement du peuple turc aux civilisations anatoliennes de l’Antiquité (14), l’Etat s’est efforcé de faire disparaître ou d’occulter les particularismes locaux et les références au passé non turc ; ainsi, la Turquie a-t-elle été régulièrement accusée de négliger le patrimoine antique et chrétien… jusqu’à ce qu’elle en perçoive l’intérêt touristique et économique. De même, les découpages administratifs ont substitué aux noms de provinces historiques (Lydie, Pont, Cilicie…) des appellations géographiques neutres (Région de Marmara, d’Anatolie Centrale, de la Mer Noire…) ; enfin, les toponymes urbains ont été turquifiés : Brousse est devenue Bursa, Smyrne : Izmir, Angora : Ankara ou Trébizonde : Trabzon. La politique d’assimilation des Kurdes et des Alévis s’inscrit dans le même processus.
L’homogénéisation du peuplement et la turquification imposée de l’Anatolie ont favorisé l’émergence d’un nationalisme turc motivé par la défense nécessaire du sanctuaire national ; par effet miroir, il a engendré ou fortifié les nationalismes des minorités non turco-musulmanes en lutte contre la négation de leurs particularismes ; c’est le principe de l’engrenage classique des nationalismes qui s’opposent sur des aspirations contraires et se radicalisent dans la peur de l’autre, l’intolérance et l’incompréhension génératrices de violence.
A suivre...
Notes :
9 : sur la notion de minorité en Turquie, voir : B. Oran, Les minorités en Turquie : concept, théories, Lausanne, législation interne, jurisprudence, pratique, Istanbul, Iletisim Yayinlari, 2004
10 : L’expression est du regretté Stéphane Yerasimos auquel nous avons emprunté l’essentiel des informations de ce chapitre ; op.cit pp. 39 à 60 et Un état qui bannit les différences, Géo n° 290, Avril 2003, pp. 90-93
11 : La précision des chiffres ne reflète pas du tout la réalité de la mixité ethnique existant dans de très nombreuses familles ; voir à ce propos : Bülent Kenes, The ethnic structure of turkishness, publ. et trad. Turquie Européenne, 16/03/07
12 : Malgré les tensions persistantes de nombreux ressortissants de la République d’Arménie s’installent à Istanbul dans une semi clandestinité tolérée pour fuir le marasme économique qui frappe leur pays ; leur nombre est évalué à au moins 50000 personnes et est en constante augmentation.
13 : ces chiffres ne tiennent pas compte du nombre élevé de résidents étrangers, notamment des nombreux réfugiés et immigrés plus ou moins clandestins (Arméniens, Iraniens fuyant le régime islamiste, réfugiés caucasiens chassés par les combats en Tchétchénie… et le climat de haine raciale qui sévit en Russie, Kosovars, Bosniaques…). La Turquie n’est plus aujourd’hui simplement une terre de transit pour émigrés, elle est devenue une zone d’immigration ; voir à ce sujet, Fabio Salomoni, La Turquie (re)découvre sa vocation de pays d’immigration, observatoire des Balkans, 16/10/2006
14 : H. Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, coll. Repères, La Découverte, Paris, 2004, p.37