Purification ethnique, xénophobie, haine raciale, exaltation antisémite ou islamophobique, discrimination et exclusion, croix gammées ou cris de singes dans les stades… autant d’expressions malsaines que l’on espérait enterrées aux oubliettes de l’Histoire aux cotés des Hitler, Mussolini, Monseigneur Tiso ou Ante Pavelic. Et bien non !
Elles refleurissent aux quatre coins de l’Europe et d’ailleurs dissimulées derrières des déclarations pseudo-patriotiques, identitaires ou sécuritaires.
Philippe Couanon se penche en détails sur les origines et les évolutions de cette question nationaliste qui pèse tant aujourd’hui sur le présent et l’avenir de la Turquie.
2/ L’apothéose nationaliste du premier XX ème siècle
Le nationalisme connaît une véritable apothéose, avec son cortège d’exactions et de haines exacerbées, durant la période qui court des années 1910 à la 2e guerre mondiale. Le phénomène est quasiment généralisé à l’échelle planétaire, mais nous centrerons notre propos à l’espace ottoman puis turc.
Les Guerres Balkaniques (1912-13) en sont l’illustration parfaite. Non seulement elles marquent la fin de la présence ottomane sur le continent européen (à l’exception de la Thrace orientale) mais surtout elles ne se justifient que par le nationalisme et l’irrédentisme forcené des peuples balkaniques, résolus à s’approprier les dépouilles de l’empire agonisant et en particulier la Macédoine et le Sud albanais. Chacun arguait de sa légitimité historique sur les territoires convoités (en réalité très cosmopolites) et le recours à l’épuration ethnique sauvage fut la règle, pratiquée par l’ensemble des belligérants, pour justifier le bien fondé de leurs prétentions. Aucune des nationalités présentes ne fut épargnée, engendrant traumatismes profonds, rancunes tenaces et flux d’exilés entre des peuples qui avaient cohabité pacifiquement pendant des siècles. C’est ainsi que des dizaines de milliers de Turcs de Macédoine, de Thrace, de Bulgarie… vinrent trouver refuge en Anatolie.
Le premier conflit mondial n’est que le prolongement à l’échelle planétaire de ce qui se pratiquait localement. Derrière le choc des impérialismes conquérants des grandes puissances, se jouaient des affrontements à caractère nationaliste entre des minorités qui espéraient tirer profit de la guerre pour réaliser leur rêve d’état-nation et des puissances tutrices qui y voyaient un risque d’amputation ou de démantèlement de leur intégrité territoriale.
Le drame de l’Anatolie orientale s’inscrit complètement dans ce contexte, avec la conflagration mondiale comme amplificateur des haines, mais aussi comme paravent servant à dissimuler les pires atrocités. Génocide prémédité ou massacres généralisés résultant des antipathies accumulées et des dysfonctionnements ? L’heure n’est pas à jeter de l’huile sur le feu de la polémique mais d’essayer d’en comprendre les fondements. Il paraît évident que l’élimination d’une importante proportion des Arméniens d’Anatolie orientale constitue l’aboutissement de 40 ans de tensions marquées par des pics de violence dans lesquels chaque composante (Turcs ottomans, Arméniens, Kurdes, caucasiens, russes… et grandes puissances européennes) a sa part de responsabilité et a commis son lot d’abus et d’erreurs (5).
On ne peut contester également que nombre d’Arméniens cherchèrent à exploiter leur position sur la ligne de front turco-russe et l’enlisement des armées ottomanes pour s’émanciper de la tutelle d’Istanbul. Il est clair enfin, que le pouvoir Jeune Turc profita de la confusion pour régler définitivement, par l’extermination ou la déportation, le problème de l’agitation récurrente et les risques d’amputation qui frappait cette région ; il faut d’ailleurs signaler, que les populations arméniennes d’Anatolie occidentale et d’Istanbul subirent leur part de violence, mais sans que cela n’atteigne l’ampleur et le caractère systématique vécus par leurs frères d’Anatolie orientale ; ceci tendrait à prouver que les contestations territoriales sont la cause essentielle des évènements de 1915, sans qu’il y ait forcément de connotation raciste (6). Ils illustrent d’abord la volonté d’empêcher la constitution d’une entité nationale indépendante sur le front oriental de l’Empire (7) et d’affirmer la primauté ottomane sur ces régions. Avec la disparition de la composante ethnique arménienne, disparaissait la légitimité de la revendication nationale et territoriale arménienne sur les régions d’Anatolie orientale. En ce sens, ils s’apparentent donc à une stratégie de nettoyage ethnique à caractère irrédentiste puisqu’il s’agissait d’affirmer la prééminence historique et nationale turque et non arménienne sur les provinces contestées ; l’analogie avec les pratiques observées durant les guerres balkaniques est évidente. La région n’en a d’ailleurs pas terminé avec la fureur nationaliste puisque des réfugiés arméniens, revenus dans les bagages des troupes russes se livreront à des massacres de populations musulmanes en 1917… Les décennies suivantes seront encore marquées par de nombreuses horreurs.
La paix et les principes wilsoniens
La victoire des alliés démocratiques de l’Entente (dont s’était séparée la Russie bolchevique) sur les monarchies absolues semblait sonner le glas du despotisme brutal et symbolisait le triomphe du concept d’état-nation en vertu du principe de « la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Enoncé en 1789, il devint le leitmotiv du président Wilson avec la publication de ses 14 points, en Janvier 1918, où il fait sienne la devise : « Un peuple = Un état ».
En fait, la Conférence de la paix de Versailles et les traités qui en découlèrent, furent des fiascos complets, sources de nouvelles formes de nationalisme et de nouvelles poussées de violence. Les causes de cet échec aux conséquences dramatiques sont légions ; en premier lieu, la méconnaissance wilsonienne des réalités européennes et en particulier de la complexité ethnique des régions dont il entendait faire des état-nations (Yougoslavie, Tchécoslovaquie…). Notons au passage, que les Turcs ne se sont pas vu reconnaître ce droit lors du Traité de Sèvres par la communauté des vainqueurs… en naîtra un profond ressentiment (8) ! D’une manière générale, il en résulta des découpages aberrants, des regroupements incohérents et des rancunes ; s’y ajoutent les intérêts particuliers et les ambitions colonialistes associées au désir expansionniste arrogant des vainqueurs (Anglais, Français, Grecs, Italiens…) qui jouèrent un rôle de facteurs de tensions nationalistes indiscutables, nonobstant l’hostilité qu’ils développèrent entre eux.
Ainsi, se firent jour de nouvelles formes de nationalismes, héritières directes de problèmes anciens non solutionnés et d’un règlement très imparfait :
• Ethnique, au sein des nouveaux état-nations du fait de l’amertume des nouvelles minorités dominées, telles les Slovaques de Tchécoslovaquie ou les Croates de Yougoslavie ; La 2nde Guerre Mondiale en montrera les effets néfastes avec l’émancipation d’état-nations fantoches pro-nazis. Dans la même catégorie peut être rangé le cas kurde.
• Anticolonialiste et indépendantiste, dans les colonies assujetties aux métropoles européennes par l’incitation que représentait la « réussite » des petites nations européennes qui avaient obtenu leur émancipation
• Expansionniste de la part des frustrés des traités de paix, vainqueurs ou vaincus, qui voyaient dans la conquête le moyen de se venger, de laver l’affront et d’affirmer leur grandeur nationale. Outre l’Allemagne, nous trouvons ici l’Italie, la Grèce, la Pologne… déçues de n’avoir pas vu l’intégralité de leurs revendications territoriales satisfaites et qui tenteront de se les approprier les armes à la main. La propagande nationaliste et la fanatisation des opinions y jouèrent un rôle capital. Ainsi, les Grecs affirmèrent haut et fort leur désir de reconstituer l’ensemble hellénique tandis que l’Italie rêvait de dominer à nouveau la « mare nostrum »… La Turquie a bien failli en faire les frais, et le nationalisme turc y puise l’une de ses origines.
• Défensif et fédérateur dont la Turquie est l’illustration, utilisé comme une arme protectrice pour sauvegarder le territoire national nouvellement constitué et qui paraît menacé. Nous y reviendrons longuement.
• Fasciste et autarcique qui prône un repli sur les valeurs et le territoire nationaux en glorifiant l’état tout puissant qui en est le garant (ce qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec un désir expansionniste) comme le montre l’Italie mussolinienne dès le début des années 20 qui fera de nombreux émules 10 ans plus tard ; la Turquie kemalienne s’en approchera par certains traits.
Cette typologie schématique n’a aucune prétention d’exhaustivité ; elle ne sert qu’à montrer la diversité des motivations qui induisent toutes une démarche similaire : exalter les sentiments nationaux pour un profit politique ou territorial, avec une résultante conflictuelle inéluctable puisque, par essence, ces nationalismes entrent en concurrence et sont donc amenés à s’affronter. Là où la démocratie et la solidarité internationale devaient s’imposer, on assista au triomphe des idéologies nationalistes et totalitaires, y compris en URSS, pourtant à vocation internationaliste et favorable à l’autodétermination des peuples… Il y a loin de la théorie aux actes !
A suivre....
Notes :
5 : R. Mantran, op.cit. p.16 : « Quant au problème arménien, si sa « solution » est à imputer aux Ottomans, les causes ne sont pas à chercher du seul côté turc »
6 : S. Vaner (dir.), La Turquie, Fayard-CERI, Paris, 2005 : Introd. p.23 « Il faut dire que la « Turquicité » n’est généralement pas entendue dans un sens racial »
7 : St Yerasimos, L’obsession territoriale ou la douleur des membres fantômes, in S. Vaner, op.cit, p.42. L’auteur y démontre l’évidence, en 1913-14, d’un projet arméno-russo-européen d’autonomie des 6 provinces d’Anatolie orientale, selon un processus déjà éprouvé en Crète et qui devait déboucher sur une indépendance de l’Arménie.
8 : id. p. 45