Poursuite de l’entretien commencé plus haut avec Yusuf Halaçoğlu, Président de la Société d’Histoire Turque.
Interviewé par Ismet Demirdögen, le professeur Yusuf Halaçoglu, Président de l’Institut d’Histoire Turque est l’un des défenseurs les plus en vue de la thèse officielle turque selon laquelle il n’y a pas eu de génocide. Il devait faire récemment l’objet d’une procédure au pénal en Suisse pour avoir défendu ses thèses lors d’une conférence, le 2 mai 2004. Les réactions en Turquie ne se sont pas fait attendre, provenant même des opposants à M. Halaçoglu.
D’où provient cette différence dans le nombre des victimes : de 50 000 à 1 million ?
Les consuls peuvent écrire en se basant sur les informations reçues des missionnaires qu’un million de personnes ont été déportées. C’est un consul d’Harput (Elazig, ndlr) qui écrit cela. Dans une période où il est impossible de collecter quelque information que ce soit, comment peut-on accorder du crédit à pareille donnée ? 15 % de ces personnes ont pu rejoindre Alep, nous dit-on. 850 000 mille sont mortes. C’est un document, qu’en tant qu’historien, nous ne pouvons admettre.
Le consul américain d’Alep parle lui, dans le rapport qu’il fait suivre, de 486 mille réfugiés arméniens. Le consul d’Erzurum écrit que tous les Arméniens sont déportés et tués. En fait, le consul de Sivas note qu’ils sont tous arrivés sains et saufs. C’est parce que toutes ces déclarations n’ont pas été comparées que les chiffres varient. En réalité, la population arménienne de l’Empire ottoman est relativement bien connue. Tout au plus, 1 million 900 000. Si nous admettons que c’est 1,5 millions de personnes qui ont été tuées il aurait fallu que restent 400 000 Arméniens. Nous démontrerons documents à l’appui qu’il ne s’agit-là que d’un mensonge. Du reste, les archives anglaises montrent qu’en 1921 vivaient en Anatolie 1,2 millions d’Arméniens. C’est ce que nous disons. On parle de la conférence d’Istanbul. Allons, venez et discutons-en... Ce n’est pas une question qui peut se régler comme ça en exhibant une personne qui nous ferait pleurer. J’ai en ma possession les récits de personnes issues du Sud-Est de la Turquie. Si je les produisais, plus personne ne verserait de larmes...
Y a-t-il eu, à cette époque, des ordres secrets donnés par les plus hautes autorités de l’Etat ?
On parle d’ordres secrets de Talat Pacha et de l’Organisation secrète. Mais il n’y a pas de document, personne ne peut les produire. Malgré cela, je dispose de centaines de documents à produire. Devant des soldats, des Arméniens sont enlevés. En réponse, immédiatement, on retire la responsabilité des opérations au sous-préfet de la région, pour le donner au ministère de la guerre. On ordonne que les coupables soient retrouvés et punis et que le convoi (de déportés, ndlr) ne partent pas sans s’assurer des conditions de sécurité.
Et y eut-il des gens condamnés pour ces fautes ?
Entre 1915 et 1919 ce sont quelques 342 personnes qui sont condamnées. Au travail forcé, il n’y a pas de condamnation à mort. Après 1919 ce sont 1397 personnes qui sont jugées. Et seulement 16 qui sont condamnées. Donc 3 à la peine capitale.
Sans parler de génocide, peut-on dire qu’il y eut massacres perpétrés par les milices kurdes et arabes ?
Pas seulement des Kurdes et des Arabes. Mais des Turcs aussi. Si les Comités (arméniens) ont tué votre enfant, ils peuvent très bien s’armer et tenter de vous tuer. Si 300 000 Arméniens sont morts environ, ce sont 500 à 600 000 musulmans qui ont péri. Je regrette tout cela.
Halil Berktay avance que l’Anatolie a été « nettoyée » de ses Arméniens. C’est complètement faux.
On écrit qu’en Anatolie vivaient 300 à 450 000 Arméniens. En 1921, on en compte 281 000. Tous n’ont donc pas été déportés. Ceux d’Istanbul, de Bursa, de Kütahya et d’Andrinople sont restés sur place. En 1918, a été prise la décision du retour. Avant le traité de Sèvres, 644 900 Arméniens se trouvaient en Turquie. A part ceux partis en Amérique, tous sont revenus. Nous avons consulté les listes de voyageurs des ports de New-York et de Baltimore. On ne peut pas tenir ces sources pour mensongères. Je montrerai combien d’Arméniens ont émigré et où avec 52 thèses de doctorat écrites par des chercheurs d’origine arménienne. Je produirai également les documents que les Anglais soumettent à leur cabinet de guerre. Les Arméniens comme les Turcs ont vécu une tragédie. Les Arméniens ont été déportés, assassinés. Mais il ne s’agit pas d’un génocide.
Comment peut-on éviter que des évènements qui se sont déroulés 91 ans plus tôt ne bloquent aujourd’hui nos perspectives ?
Ce qui refusent que l’on oppose quelque obstacle que ce soit à la liberté d’expression de Hrant Dink ou d’Orhan Pamuk ne se soucient guère de ce qu’on nous empêche de parler. Accepter comme un génocide les évènements de cette époque, bien que ce ne soit pas ce que nous méritons, permet de considérer ces gens comme des monstres et de les juger. Cela forcerait les nouvelles générations à s’accommoder de ce que leurs ancêtres ont commis un tel crime, ce qui constituerait d’autres traumas psychologiques. Et cela, nous ne l’accepterons jamais, ce n’est pas possible.
Nous n’avons aujourd’hui, nous et d’autres pas plus que nous, pas le droit de les juger. Personne ne vivant en Turquie ne peut leur attribuer le qualificatif de criminel. Moi, je n’ai pas dit génocide et je ne le dirai pas. Je parlerai de massacre. Mais les Arméniens aussi ont commis des massacres. [...]
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