Pour l’opinion publique européenne, la Turquie pose problème parce qu’il s’agit d’un pays musulman. Mais cette question n’est jamais soulevée par Bruxelles, puisque la Turquie est un pays laïque de par sa Constitution. Les conditions imposées par Bruxelles à la Turquie pour entrer dans l’Europe ne concernent en rien l’islam ni la société, mais les institutions et le droit turcs : ceux-ci sont considérés, à juste titre, comme n’étant pas encore suffisamment démocratiques, du fait du poids de l’armée, de la liberté d’action de la police et des restrictions à la liberté d’expression. On voit donc que l’approche de l’Union européenne ignore totalement ce qui est de fait la préoccupation de l’opinion publique européenne, l’islam.
Les institutions, gardiennes de la laïcité ou obstacle à la démocratie ?
Le débat repose sur un paradoxe : en Turquie, ce sont les institutions ayant permis d’enraciner la laïcité dans la société qui sont aujourd’hui le principal obstacle à l’entrée de la Turquie en Europe. Atatürk, pour occidentaliser son pays, s’est appuyé sur un Etat fort, jacobin et nationaliste, où l’armée reste, aujourd’hui encore, l’arbitre ultime et tire souvent les ficelles au sein du Conseil supérieur de sécurité. Cette armée est régulièrement intervenue pour mettre fin à ce qui lui apparaissait comme une mise en cause de la laïcité par le gouvernement (ouvertement en 1960, 1971 et 1980, et plus discrètement en 1998), mais elle s’oppose aussi à toute expression publique de l’identité kurde et à toute critique de l’histoire officielle, concernant par exemple la question arménienne. Le voile est interdit non seulement à l’école et dans la fonction publique, mais aussi à l’université. Cette laïcité autoritaire et ce nationalisme militant sont défendus non seulement par l’armée, mais aussi par une partie de la haute administration (y compris la justice), un ensemble qu’on appelle en Turquie l’ « Etat profond », lequel se considère comme dépositaire d’une légitimité et d’une continuité qui ne sauraient être remises en question par le vote populaire. Il est incarné par le Conseil national de sécurité, qui réunit l’état-major et le gouvernement. Or le principe même de l’intégration dans l’Europe suppose justement la disparition de cet « Etat profond », le renoncement à une partie de la souveraineté, le retrait total de l’armée de la vie politique, une justice indépendante, le primat des droits de l’homme, la liberté d’expression et une forme de reconnaissance des identités régionales ou ethniques, selon des modalités qui peuvent être d’ailleurs très variables. Les institutions dans leur forme actuelle ne répondent pas encore aux critères européens (affirmés à Copenhague en 1993). Néanmoins, le mouvement de réforme de l’Etat est entamé depuis les années 1980, en fait depuis que l’armée a installé Turgut Özal au poste de Premier ministre : sous l’influence d’un patronat libéral et prœuropéen, ce dernier a, jusqu’à sa mort en 1994, ébranlé les tabous du kémalisme.
Mais, si l’on continue dans ce sens, n’y a-t-il pas un risque de voir l’islam militant faire retour dans la société et la vie politique, rendant effectivement impossible toute intégration dans l’Europe ? La Turquie peut-elle échapper à la malédiction de nombre de pays musulmans, où la laïcité s’impose au détriment de la démocratie ?
L’islam turc entre laïcité et revivalisme
La Turquie n’est pas un Etat laïque à la française, puisque le clergé reste contrôlé par l’Etat : la direction des affaires religieuses (Diyanet), qui dépend directement du Premier ministre, salarie les principaux imams, contrôle les lycées religieux qui les forment et diffuse même des modèles de prêches recommandés. Mais, dans bien d’autres pays européens (Allemagne, Scandinavie) le clergé est lui aussi fonctionnarisé. L’islam en Turquie n’est d’ailleurs pas une religion d’Etat, comme le christianisme peut l’être en Grande-Bretagne ou au Danemark. En Turquie, l’islam officiel définit une religion réduite au minimum, c’est-à-dire à la seule pratique du culte, sans inférence dans la vie politique, culturelle ou sociale.
La société dite « civile » est-elle plus marquée par l’islam ? Quelle que soit la vitalité de la religion, cette société a intégré et intériorisé la laïcité comme les catholiques ont fini par le faire en Occident. La question n’est pas tant d’opposer les « libéraux » aux « conservateurs » : on peut, en islam turc comme chez de nombreux chrétiens en Europe, être à la fois homme de foi et citoyen. La politique de laïcité forcée a changé les mentalités. Les Turcs, même très croyants, ne la remettent pas en question, à l’exception de petits groupes marginaux, souvent plus proches de sectes que de vrais mouvements politiques. Le ramadan ne marque pas le paysage urbain, l’alcool se consomme partout, l’homosexualité se montre (Zeki Müren, un célèbre acteur travesti, a été enterré très religieusement en 1996), la culture est moderne, l’athéisme se porte bien, ainsi que la littérature de fiction.
L’AK fonctionne comme une démocratie-chrétienne : il est très libéral en économie et conservateur sur le plan des valeurs
Certes, le revivalisme religieux contemporain se voit tant en politique (succès du parti AK) que dans la société (augmentation du nombre de femmes voilées). Mais il n’y a pas de synergie entre les deux : d’une part, le mouvement islamiste s’est complètement moulé dans le cadre de l’Etat-nation démocratique et moderne ; d’autre part, les formes de revivalisme religieux, comme le retour du soufisme, se font en dehors des mouvements politiques.
L’islamisme turc s’était voulu à travers le parti Refah, fondé et dirigé par Necmettin Erbakan à la fin des années 1960, une alternative au kémalisme qui permettait à la Turquie de retrouver une identité musulmane : ce parti représentait donc un clair refus de l’Europe. Mais le parti n’a jamais pu faire plus de 21% aux élections, ce qui lui a assuré tout de même le gouvernement en 1996. Dissous par l’armée, il s’est scindé en deux : la jeune garde, avec Tayyip Erdogan, ancien maire d’Istanbul, fonde l’AK Parti, aujourd’hui au pouvoir. La vieille garde obtient à peine 2% aux élections législatives d’octobre 2002, tandis que l’AK Parti triomphe avec 34% sur un programme qui ignore superbement toute référence à la religion. L’électorat de l’AK vient bien au-delà du noyau des pratiquants. L’AK fonctionne comme une démocratie-chrétienne : il est très libéral en économie et conservateur sur le plan des valeurs, comme peut l’être la CDU bavaroise. En ce sens, c’est bien un parti européen. Mais sa victoire montre surtout que le principe de la laïcité politique est intégré même par des gens très religieux.
En fait, le parti n’a pas été porté par une vague de retour de la religion. Le revivalisme religieux est plutôt le fait de confréries, comme les Nakshbandi ou Suleymanci, qui ne se préoccupent pas d’établir un parti politique et encore moins un Etat islamique (même si elles n’hésitent pas à soutenir des candidats de différents partis). Une d’entre elles, le groupe de Fethullah Gülen, fait preuve d’un activisme et d’un sectarisme qui la rapprochent d’une secte et ne laissent pas d’inquiéter. Cependant, la scène religieuse est en fait très diversifiée : la religion s’est bien privatisée, comme l’économie.
Conservatisme moral et retour du religieux
Le droit turc est complètement laïque : il a été importé par Atatürk tel quel des droits français, italien et suisse. Il n’y a absolument rien qui rappelle l’islam dans le code. Mais la tentative du gouvernement de faire passer une loi prohibant l’adultère, l’été dernier, a fait craindre une inflexion plus religieuse. Pourtant, en fait, cette loi n’avait rien à voir avec la charia, puisqu’elle définit le couple marié selon le modèle occidental (un couple monogame où les conjoints sont égaux) : il s’agit plus ici de copier le retour des valeurs religieuses, comme aux Etats-Unis (où 10 Etats ont une telle loi) que de se rapprocher de l’Arabie saoudite. Les croyants en Turquie sont plus proches des conservateurs religieux chrétiens que des islamistes arabes : on peut s’en inquiéter, mais à chacun son Europe.
* Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’islam, a dirigé La Turquie aujourd’hui (ouvrage collectif, Le tour du sujet/Universalis).