Alors que la question kurde revient sur le devant de la scène turque et régionale, avec l’évolution de la situation en Irak, la possible tenue d’un référendum sur la question de Kirkouk et des élections législatives en Turquie à l’automne prochain, Nese Düzel nous propose une interview de Fehmi Isiklar, leader historique des partis pro-kurdes montés dans l’ombre du PKK (en lutte armée contre Ankara depuis 1984) et aujourd’hui membre du Conseil National du SHP, parti social-démocrate allié aux mouvements kurdes lors des dernières municipales de 2003. Au programme : les occasions manquées pour la paix dans les années 90, l’érosion politique des partis kurdes et la nécessité de penser et d’amener la paix civile et sociale dans le Sud-Est kurde.
Fehmi Işıklar, Pourquoi ?
Au cours de la dernière semaine de l’année, d’un seul coup, on a senti comme un regain d’activité sur le front de la question kurde. A commencer par le correspondant à Ankara du journal Radikal, Murat Yetkin qui a divulgué certains signes avant-coureurs de possibles évolutions. Il a été suivi par d’autres journalistes. Dans le cadre des élections générales de la fin de l’année 2007, on a commencé à évoquer la possibilité de nouvelles configurations politiques dans le Sud-Est anatolien (à majorité kurde). Yetkin a avancé que l’électorat AKP allait s’élargir encore dans la région. Juste à ce moment, le Président du DTP (Parti pour une Société Démocratique, pro-kurde) Ahmet Türk se plaignait de ce que « le peuple de Diyarbakir les avait laissés seuls ». On a commencé de percevoir un glissement politique dans le Sud-Est. Que se passe-t-il au juste ? Doit-on s’attendre à des surprises lors des prochaines élections ? Les préférences politiques des électeurs kurdes seraint-elles en train de se métamorphoser ? Ce sont toutes ces questions que nous nous sommes décidés à poser à Fehmi Isiklar, ancien président du HEP (aujourd’hui fermé, parti pro-kurde), et ancien député SHP (Parti Social Démocrate Populaire, centre-gauche qui avait permis l’élection de députés kurdes sur ses listes en 1991). Il est aujourd’hui membre du Comité Exécutif Central du parti qui a repris l’appellation de SHP en 2001 pour proposer une alternative au centralisme conservateur de la gauche turque en misant sur la transversalité turco-kurde. Fehmi Isiklar s’est particulièrement penché sur les évolutions récentes survenues dans la région en ce qui concerne les questions politiques et économiques.
Le Président du DTP, Ahmet Türk, a toujours déclaré que les bases du PKK et du DTP étaient les mêmes. Aujourd’hui, en déplorant la très faible participation à la manifestation qu’ils avaient organisé à Ankara, il s’est plaint de ce que le peuple les avait laissés à Diyarbakir. Comment interprétez-vous ces déclarations ?
Les paroles de Monsieur Ahmet Türk peuvent s’expliquer à la lumière de deux raisons. La première étant que le PKK a pu s’opposer à une participation massive à cette manifestation, parce qu’il pourrait très bien ne pas être satisfait de l’action menée par le DTP. La seconde étant que le peuple ne veut plus aujourd’hui se contenter d’un parti qui ne consacrerait son énergie qu’à la seule cause kurde. Le peuple peut être aujourd’hui dans l’attente d’un parti qui se pencherait sur ses problèmes quotidiens. Mais d’après moi, le poids de la deuxième explication n’est pas non plus très important.
Pourquoi ? L’électorat ne prend-il pas ses distances avec un parti qui ne se penche pas sur ses difficultés quotidiennes ?
Les membres du DTP reconnaissent eux-mêmes ne pas être suffisamment crédibles sur ces questions-là. Quels sont leurs projets en matière de chômage, de lutte contre la pauvreté, de santé et d’éducation, de commerce ? Ce n’est pas très clair. Mais sur de telles lacunes, le DTP ne perdrait tout au plus que 5% de son électorat. D’après moi, c’est surtout l’existence d’un différend et de malentendus entre DTP et PKK qui peut rendre compte de cette situation.
Le DTP n’est-il pourtant pas un parti fondé d’après les consignes de Öcalan (fondateur et leader historique du PKK) depuis sa prison de Imrali ? Quel peut dont être le différend existant entre le DTP et le PKK ?
Ce n’est pas encore très très clair. Mais si leurs bases sont les mêmes alors il aurait fallu que celle du PKK participe ou accueille l’initiative du DTP à Ankara. Si elle ne participe pas, c’est qu’une autre autorité se prévalant d’une influence sur la même base s’est attaché à prévenir toute participation. Ahmet Türk ne peut pas le reconnaître tout à fait. Il se contente d’adresser quelques reproches à son électorat. Mais il ne faut pas oublier ceci : de temps à autre entre le DTP et le PKK se font jour certaines divergences d’appréciation. Par exemple, le PKK ne souhaite pas que le DTP participe aux prochaines élections législatives en lançant dans la campagne des candidats indépendants (échappant par là au barrage des 10% de vote exigés de tout parti au niveau national pour envoyer des députés à l’assemblée, ndlr). Il préfèrerait que le DTP se lance en tant que parti. L’idée de nos amis étant de se présenter comme candidats indépendants puis de se regrouper à l’Assemblée en un groupe politique indépendant. Ceci constitue un différend de fond avec le PKK.
Comment a-t-on le plus de chances de devenir député : en se présentant sous les couleurs d’un parti ou bien comme indépendant ?
Les chances d’un candidat indépendant sont plus importantes. Parce que en tant que membre d’un parti vous restez soumis à la règle du barrage. Pour un candidat indépendant, il n’existe qu’un barrage régional.
Le DTP qui se tient assez proche du PKK perd-il des voix à cause de la violence de ce même parti qui a repris et qui augmente depuis deux ans maintenant ?
Possible. Aujourd’hui, les gens du Sud-Est ont une haine profonde des armes et de la violence. Ils souhaitent sortir leurs vies de ce contexte violent. Même lors des enterrements et dans les lettres de condoléances, on trouve des appels à la paix. La mère qui vient de perdre son fils se lamente ainsi : « Qu’on mette fin à ces tirs. Que plus un enfant ne meure. C’est la paix que nous voulons. » Autrefois, il n’en allait pas ainsi : on appelait à venger la mort de tel ou tel enfant. C’est d’ailleurs parce que l’électorat a ainsi évolué que le PKK a proclamé un cessez-le-feu. Mais il faut aussi cesser de penser de façon unilatérale. Nous devons éliminer toute forme de violence de notre vie. Tant que l’Etat ne recourt pas à la violence, l’organisation terroriste subit de lourdes pertes. La Turquie a en ce moment un besoin très pressant de paix. On estime à 5000 le nombre de jeunes gens en guérilla dans les montagnes de la Turquie et de l’Irak. Qui sont-ils donc ?
Oui, qui sont-ils ?
On les dit terroristes. Ces jeunes gens armés ne sont pas que des enfants de familles pro-PKK. Je parle en connaissance de cause. Ce sont aussi des enfants de famille AKP. Mais aussi DYP (Parti de la Voie Juste, centre-droit), SHP ou ANAP (Parti de la Mère Patrie, centre-droit). Ce sont aussi les enfants de familles sans affiliation politique. Et tous ces gens-là désirent en fait que plus un enfant kurde, plus un enfant de quelque famille que ce soit ne soit tué. Ils veulent qu’on cesse le feu une bonne fois pour toutes. Autrefois, les gens n’osaient pas dire cela. Parce qu’on connaissait les pressions, les tortures, l’oppression. « Qu’il s’en aille après tout et qu’il se batte dans les montagnes. » Cela paraissait légitime de partir se battre ainsi. Aujourd’hui il n’en va plus ainsi : « qu’ils ne partent plus. Qu’ils reviennent », entend-on dire. Quant aux militaires on les entend dire qu’ils ne cesseront pas le feu jusqu’à ce que le dernier des terroristes soit descendu de sa montagne. Ce n’est pas une voie praticable. Mais ni l’AKP ni le CHP (Parti Républicain du Peuple, gauche nationaliste, premier parti d’opposition) ne s’oppose à une telle position.
Murat Yetkin pense que les voix données à l’AKP seront en hausse dans la région. Pourquoi l’AKP commence-t-il à devenir attractif dans le Sud-Est ?
Parce que, tout simplement, les gens veulent aussi tirer profit des avantages du pouvoir. On dit que l’électorat du Sud-Est glisse vers un positionnement plus religieux… Vous verrez que cet électorat ira à l’AKP. D’ailleurs dans cette région, on critique l’AKP moins pour ces lacunes en matière religieuse que pour le manque de possibilités offertes en terme de développement à la région.
Comment le phénomène Barzani, le personnage comme l’Etat qu’il fonde peu à peu, pèse-t-il sur le débat politique dans le Sud-Est de la Turquie ?
Le peuple de la région le considère avec beaucoup plus de sympathie que par le passé. Aujourd’hui le Kurde moyen est en mesure de se dire « de toute façon, quoi qu’il arrive aujourd’hui nous avons un Etat. Et si en Irak du Nord, nous avons un Etat alors notre position sera renforcée en Turquie. On ne nous soumettra plus à la même pression. » Et c’est une appréciation très réaliste de la situation en définitive. A Ankara, on a conscience de ceci et c’est la raison pour laquelle on s’efforce par tous les moyens d’empêcher la formation d’un Etat kurde. Parce que du jour où l’Etat kurde en Irak sera fondé de façon définitive alors la Turquie sera contrainte à plus de démocratie et à moins de pression sur sa population kurde.
Şerafettin Elçi, un proche de Barzanî, a fondé un parti ouvertement tourné vers la création d’une fédération. Est-ce un projet attractif pour les Kurdes ?
Pour les Kurdes c’est une question abstraite. On ne sait pas trop bien ce que ça peut signifier. Il n’existe aujourd’hui rien de tel dans leur agenda. Par contre, leurs attentes sont toutes tournées vers la possibilité de sauver leurs enfants d’une mort violente, ou de la misère. Le peuple kurde de Turquie sait très bien qu’une amélioration économique dans la région ne peut provenir en tout premier lieu que comme conséquence de la paix et de la démocratie. Que la misère ne prendra fin qu’avec l’avènement de la paix et de la démocratie. La fédération est autre chose : elle ne fait pas aujourd’hui partie de leurs projets. Les Kurdes ne souhaitent qu’un environnement démocratique dans lequel ils puissent être traités en citoyens égaux selon les Droits de l’Homme. Ils veulent pouvoir revenir dans leurs villages. C’est un drame qui se vit aujourd’hui. Les gens ne peuvent toujours pas revenir dans leurs villages qui avaient été vidés durant les années 90.
Dans la politique du Sud-Est, on ne parle quasiment pas des partis de gauche. Pourquoi la gauche ne parvient-elle pas à nouer des liens forts avec le peuple kurde ?
En Turquie la gauche n’est pas dépositaire d’une compréhension suffisamment développée des exigences du multiculturalisme. A commencer par le CHP… La gauche défend une idéologie officielle étatiste. Tant et si bien que Baykal peut déclarer « qu’avant tout chose, c’est la république qu’il convient de défendre. » Peut-on qualifier de gauche une pensée incapable d’établir un lien entre la République et les exigences de la démocratie ? Non. Ce ne sont pas des partis de gauche. Le peuple n’a pas tort sur ce point. Moyennant toutes sortes de sacrifices, il a porté la gauche au pouvoir dans ce pays. Mais une fois au pouvoir, la gauche a perdu toute intention de gauche. Avec tant de mauvais exemples, la gauche non-CHP peut-elle aujourd’hui convaincre qu’elle ne changera pas encore une fois au pouvoir ?
A suivre.