« La Turquie est elle européenne ? ». C’est la question leitmotiv qui parasite le débat sur la candidature de la Turquie à l’adhésion à l’Union Européenne, depuis, notamment, le « pavé » lancé par Valéry Giscard d’Estaing en 2002, en totale contradiction avec l’orientation du processus d’élargissement engagé par Bruxelles. « La Turquie n’est pas un pays européen, sa capitale n’est pas en Europe et 95% de sa population est extérieure à l’Europe (chiffre contestable) », asséna-t-il alors de façon péremptoire.
Depuis, la majorité des opposants au projet se retranche derrière cet argumentaire simpliste, notamment dans les classes politiques des états membres, semant ainsi un trouble indéniable dans les opinions publiques. Il n’est pas ici question de s’interroger en profondeur sur les causes et les effets de cette démarche mais on peut tout de même en souligner certains résultats pervers ; en effet, le procédé induit une remise en cause de la politique d’élargissement européenne et suscite donc un rejet de l’institution européenne qui perd de sa crédibilité aux yeux de la population qui ne voit plus en elle qu’une machine bureaucratique déconnectée de sa base populaire et décidant de manière antidémocratique. D’autre part, elle génère un phénomène de rejet, le Turc devenant « l’Autre », différent et incompatible.
Philippe Couasnon est enseignant agrégé d’histoire et membre de Turquie Européenne
La géographie prétexte
Sur le plan géographique, rappelons tout d’abord que le concept d’Europe, dans son acception actuelle, ne remonte guère au-delà du XIXe siècle (cf. J.B. DUROSELLE, La genèse de l’idée européenne, in O. ROY (dir.), La Turquie aujourd’hui, un pays européen ?, pp. 129-144, ed. Universalis, mars 2004) . Pendant des siècles, la notion d’entité homogène est restée floue ou utopique dans les esprits, et l’espace qu’elle recouvrait était extrêmement fluctuant. Les seuls à avoir montré des velléités unificatrices, à l’échelle continentale, ont été des conquérants, à l’instar de Charles Quint ou Napoléon, à des fins uniquement hégémoniques. Sinon, l’Europe ne fut considérée longtemps que comme une excroissance asiatique, une « presqu’île » . Bien malin qui pourrait dire quand et par qui furent fixées, dans le détail, les limites communément admises de nos jours. Certains géographes, comme M. Grésillon, en contestent d’ailleurs le bien fondé, arguant (pour la Turquie en particulier) de la continuité balkanique de part et d’autre du Bosphore. Or, la géographie n’admet de rupture continentale que sur des bases tectoniques ou géophysiques. Même les manuels scolaires, si chers comme référence à M. Sarkozy qui devrait effectuer des révisions salutaires dans des éditions récentes, ne parlent plus de « continent européen » mais d’Eurasie.
Les limites traditionnellement reconnues apparaissent donc plutôt comme un choix commode, entré dans les habitudes, mais qui repose sur des fondements historiques et naturels bien ténus ; certaines d’entre elles, à l’image de l’Oural et du Bosphore, n’ont jamais constitué de frontières politiques.
Et même, en conservant ces limites, l’argumentaire actuel demeure fragile. Car, les frontières européennes passant par les Monts Oural, la Mer Caspienne, les crêtes du Caucase, le Bosphore, la Méditerranée et le Détroit de Gibraltar, laissent percevoir des aberrations que les opposants à la « Turquie européenne » occultent soigneusement.
Ainsi, la Russie, dont les 3/4 du territoire s’étendent à l’Est de l’Oural : est-elle européenne ou asiatique ? La Transcaucasie, avec ce découpage, apparaît incontestablement en Asie, n’en déplaise à M. Sarkozy qui, lors d’un récent séjour à Tbilissi, a déclaré : « qu’il ne verrait aucune objection à l’adhésion de la Géorgie à l’UE » ... N’en déplaise aussi à M. Devedjian, si attaché aux valeurs européennes qu’il fait siennes et à l’Arménie de ses grands parents… que sa propre théorie place en Asie. Il est vrai que ces 2 états sont majoritairement chrétiens… ceci explique sans doute ces arguties à géométrie variable.
De même, les DOM français, comme les Açores et les Canaries, parties intégrantes de l’UE, sont indubitablement américains ou africains par leur géographie ; comme quoi, les aléas de l’histoire influent sur les cadres géographiques les plus strictes et les contredisent parfois. La remarque vaut également pour Ceuta et Melilla, confettis espagnols enclavés en terre marocaine, au-delà du Détroit de Gibraltar ! Et n’oublions pas qu’il y a 50 ans, les pères spirituels de nos politiciens actuels (Mitterrand…) affirmaient sans vergogne : « l’Algérie, c’est la France, ce sont des départements métropolitains de l’autre coté de la Méditerranée, et elle le restera... » Si les évènements leur avaient donné... l’Europe compterait aujourd’hui une excroissance de 30 millions de musulmans au Maghreb !
Au niveau de la Turquie, il est vrai que 90% du territoire se trouvent dans la partie communément admise comme asiatique. Mais, jamais, le Bosphore, la Mer de Marmara et les Dardanelles n’ont constitué une frontière politique, pour les Grecs, les Romains, les Byzantins et les Ottomans qui se sont succédé sur leurs berges. Les deux rives ont toujours relevé de la même entité étatique. L’idée de frontière continentale revêt aujourd’hui un caractère saugrenu et folklorique pour les centaines de milliers de Stambouliotes qui franchissent l’étroit couloir maritime, chaque jour, au gré des flux pendulaires.
Enfin, un simple coup d’œil à une carte de la Méditerranée orientale, suffit à constater que Chypre se situe très à l’Est du Bosphore, beaucoup plus proche de la Syrie et du Liban que de la Grèce. Qui a réfuté son appartenance à l’Europe lors des négociations en vue de sa propre adhésion ? Rappelons d’ailleurs à son sujet que l’île a, pour intégrer l’UE en 2004, bénéficié d’un régime de faveur dérogatoire à LA condition qui lui avait été imposée, à savoir la réunification ; or, comble d’ironie ubuesque, ce sont ceux qui ont rejeté le plan Annan qui ont adhéré alors que ceux qui l’avaient accepté sont restés dehors !
Au-delà du “géographique”
Plus généralement, il faut rendre à cette polémique sur les limites géographiques de l’Europe sa dimension de « prétexte » [l’expression « géographie-prétexte » est empruntée à Pascal Clerc, journaliste du Monde] dans le discours des opposants à l’intégration turque. Il est clair, que les seuls critères géographiques et historiques s’avèrent insuffisants et, surtout, qu’ils occultent la réalité de la question dans sa globalité nécessaire ; A l’évidence, le débat sur les limites européennes est à peine ébauché et il doit intégrer des objectifs bien plus approfondis ; dans l’esprit de Jean Monnet et des autres précurseurs, « l’Europe » doit répondre à des définitions économiques, humaines, géopolitiques, mentales… autrement plus complexes que le cadre étroit dans lequel certain souhaitent l’enfermer. Dans ce contexte, il convient de voir dans la Turquie un espace qui n’est ni totalement européen, ni totalement asiatique, mais comme un pont recouvrant des enjeux inestimables, entre les deux continents, un pont solidement amarré à l’Europe depuis des générations et qui a adopté la majeure partie de ses principes, tout en conservant ses racines et ses spécificités culturelles. En ce sens, la Turquie doit avoir sa place au sein de l’Union Européenne, non pour la récompenser de sa patience et de ses efforts, ni pour assurer la stabilité de la périphérie européenne mais parce que son orientation européenne est indéniable et qu’elle annonce des perspectives d’ouverture essentielle vers l’Orient, vers les mondes arabe, perse et turcophone, vers l’Asie centrale et le Caucase.
A suivre...