Extraits d’une interview de Taha Akyol, journaliste politique d’expérience en Turquie, homme de télévision et de sensibilité centre droit.
Au lendemain d’une crise qui avait vu certains cercles du pouvoir souhaiter légiférer sur l’adultère, en 2004, Nese Düzel l’interroge sur le parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement, au gouvernement à l’heure actuelle), son inspiration islamiste, le voile et puis les spécificités sociales turques, l’évolution des moeurs et des croyances. Une occasion de revenir sur ce qui se tient derrière l’expression « d’islamisme modéré »
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Le foulard est un symbole de modernité. Chez nous, il y a un discours kémaliste assez commun du style « est-ce que nous nous mêlons du voile de nos grand-mères, ou de nos mamans ? »
Est-ce que nos grand-mères avaient l’habitude d’aller discuter avec leurs petits amis en bord de mer ? Non. Elles n’allaient d’ailleurs pas non plus à l’université ni ne cherchaient à rentrer à la Présidence de la République. Elles ne se seraient pas approchées d’Ismet Inönü (compagnon et successeur d’Atatürk, ndlr), le chef de la Nation.
Le voile, quant à lui, représente une étape intermédiaire dans le processus d’émancipation de la femme.
Mais un maire AKP se met en tête de prévenir de tels comportements, s’approche des jeunes couples et leur fait dire « attention, ce n’est pas bien ». C’est une affaire fausse et grave. D’autant que parmi les jeunes avertis figuraient une jeune femme voilée.
Quoi qu’il en soit, ces évènements tendant à séparer la femme de l’homme se vivent sous des administrations d’inspiration islamiste. Les interventions se font en référence à une culture traditionnelle. Pouvoir croire que les gens sont en mesure de mener une vie conforme aux attentes des responsables et décideurs politiques, est-ce encore une manière de penser propre à l’AKP ?
Il existe des cercles au sein de l’AKP qui ressentent de la sympathie pour de telles démarches. Mais la majorité pense désormais que l’Etat n’a pas à se mêler des affaires privées, n’a pas la légitimité nécessaire pour forcer les gens à fuir ou se cacher, n’a tout simplement pas vocation à faire pression sur les citoyens. Par ailleurs, ce débat sur l’adultère na pas trouvé le soutien de la majorité au sein de l’AKP. En pensant que le pouvoir public qui se mêle aujourd’hui de la police des relations conjugales peut demain se croire autorisé à intervenir sur l’aspect vestimentaire, sur la façon de se couvrir ou non la tête, la majorité des conservateurs en vient à la conclusion que la meilleure solution consiste, en fait, à laisser chacun vivre de la façon qu’il entend.
D’ailleurs, l’islamisme turc est complètement différent de ce que l’on peut connaître dans le reste du monde musulman. L’Islam pratiqué chez nous est foncièrement plus libéral. Vouloir que les gens se comportent en fonction des directives émises par le pouvoir politique constitue une manière d’ingénierie sociale que les conservateurs turcs récusent.
Si les orientations sont fondamentalement différentes entre l’islamisme et le kémalisme, en pratique on trouve de nombreuses ressemblances. Les deux idéologies proposent d’utiliser le pouvoir d’Etat : l’un selon le schéma de l’Islam politique, l’autre selon un schéma positiviste imposé au quotidien des citoyens. Il en est ainsi du bolchévisme comme du baassisme.
Les déclarations du premier ministre relatives à l’adultère comme les interdits énoncés par le maire de Samsun à l’encontre des jeunes, révèlent-ils le vrai visage de l’AKP ?
(en pleine crise de l’adultère, le maire AKP de Samsun, Mer Noire, devait donner consigne à sa police municipale de « surveiller de près » les jeunes couples sur le front de mer. Face au scandale, il devait finalement faire machine arrière, ndlr)
D’après les éléments en notre possession, le véritable visage de l’AKP réside dans ce qu’on pourrait appeler « le passage du traditionalisme à la modernité ». Au long de ce processus, on trouve ceux qui ont peu évolué et ceux qui ont un peu plus changé. Mais ce qui est sûr, c’est que dans la perspective de la libéralisation de l’islamisme turc, l’AKP joue un rôle sociologique et historique majeur, exactement comme en leurs temps ont pu le jouer le Parti Démocrate (le parti de l’alternance en 1950 date du passage au multipartisme. Dirigé par Menderes, il représente la vieille droite rurale alors majoritaire dans le pays : en 1960, il est la victime du premier coup d’état. Adnan Menderes est pendu, ndlr) puis l’ANAP (Parti de la Mère Patrie) de Turgut Özal (issu des urnes lors du retour à un pouvoir civil après le putsch de 1980 : M.Özal en fait une alliance des droites qui reste le modèle de l’AKP. Le frère de M.Özal compte parmi les soutiens et les inspirations, discrets mais puissants de M.Erdogan. Turgut Özal et Tayyip Erdogan, fréquenteront la même communauté soufie, naksbendi, à Istanbul : Turgut Özal, personnage admiré de François Mitterrand comme de M. Védrine, ne sera pourtant jamais considéré par la presse occidentale comme un islamiste modéré, ndlr).
Le parti que l’on accuse aujourd’hui de vouloir imposer la charia et les lois islamiques, est un parti qui accepte la juridiction de la Cour Européenne des droits de l’Homme comme un second niveau de cassation au-dessus du juge turc. Si ce parti légifère sur le port du foulard, vous avez la possibilité de porter plainte auprès de la cour européenne.
L’AKP a reconnu ce droit : il a infléchi la référence islamiste dans ce pays. En la rapprochant des valeurs de ce que nous appelons la philosophie libérale : la démocratie, la liberté individuelle, la possibilité de vivre sa propre vie sans que l’Etat ne vienne à s’en mêler.
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Peut-on jamais imaginer que se rejoignent les positions de ceux qui, à l’intérieur de l’AKP, sont favorables à une limitation des libertés individuelles et celles de l’UE qui les sacralisent ?
Rappelez-vous la position de ces personnes il y a encore 10 ou 20 ans. Et considérez-les à l’heure d’aujourd’hui. La différence entre la Turquie et le monde musulman n’est pas le changement insufflé par une laïcité imposée par la force. La différence turque réside dans un changement appuyé sur l’urbanisation, l’éducation, l’économie de marché. Les sentiments religieux en Turquie sont affectés par les libertés individuelles et le processus de libéralisation. Il y a 20 ans vous n’auriez pas pu imaginer que l’on discute de l’historicité du Coran. Dans le dernier numéro de la revue « Islam », c’est de cela dont on débat. Discuter de l’historicité du Coran c’est dire que tel ou tel verset est venu pour une époque antérieure et non pour l’époque actuelle.
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Et cela, ce sont des théologiens qui le font. Il faut bien saisir ce changement. Ne pas le voir, c’est encourager la paranoïa kémaliste. C’est crier à la catastrophe à partir d’évènements marginaux incapables d’infléchir la marche du pays. Or le changement fondamental, c’est cette acceptation de l’évolution libérale. En 1930, Recep Peker (Compagnon de la guerre d’indépendance, militaire, parlementaire, journaliste puis homme d’état, ndlr)
pouvait dire à la tribune de l’Assemblée Nationale que « le libéralisme, c’était une trahison nationale ». Aujourd’hui, la nation est entrée de plain pied dans l’économie de marché, sous la coupe des lois de libéralisation du commerce extérieur. L’AKP n’est-il d’ailleurs pas lui-même un produit de cette métamorphose ?
Pouvez-vous tenir à même enseigne Erdogan et Erbakan ?
(Necmettin Erbakan, figure de proue de l’islam politique en Turquie depuis les années 60 et 70. Il devient chef de gouvernement en 1996, raille les ambitions européennes de la Turquie et court chercher des soutiens à Tripoli, dans son projet de communauté islamique. En juin 1997, il est contraint à la démission sous la pression de l’Etat-major. L’AKP fondé à l’été 2001 provient d’une scission des quadras de son parti qui ne dépasse pas les 5% lors des municipales du printemps 2004, ndlr)
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Avec cette affaire de l’adultère puis le scandale de Samsun, l’AKP a perdu le soutien des démocrates.
Si vous me considérez comme un démocrate, il n’a pas perdu mon soutien. S’il avait coupé les ponts avec l’UE, alors oui, il aurait perdu mon soutien.
Supposons qu’il ait perdu le soutien de la majorité d’entre eux. Perdre le soutien des démocrates est-ce que ce n’est pas définitif comme évolution pour l’avenir d’un parti ? La perte d’un tel soutien ne peut-elle pas porter atteinte à l’AKP ?
Bien sûr que si. En Turquie lorsque vous perdez le soutien des démocrates, vous vous privez d’une philosophie qui permet de résister aux pressions de l’Etat. L’AKP ne doit pas perdre le soutien ni des libéraux, ni des démocrates. Le moteur de la démocratisation en Turquie est une alliance entre les conservateurs et les libéraux.
Sans les conservateurs, les libéraux ne représentent rien. Sans les libéraux, les conservateurs se retrouvent déboussolés. Le Parti Démocrate de Menderes ,en perdant le soutien des intellectuels libéraux de la société, est retourné à un parti de masse, populaire. Un mouvement s’appuie sur la masse, mais elle ne peut pas diriger un pays. Ce sont les élus qualifiés choisis par cette même masse qui le fait. Le problème du Parti Démocrate, c’est de ne jamais avoir pu gagner un soutien libéral et d’être resté trop rural. Erdogan, quant à lui, est contraint de donner aux libéraux et aux démocrates un poids supérieur à leur poids réel dans la société.
Faut-il désormais s’attendre à de fréquentes surprises de la part d’Erdogan ?
Je ne partage pas cette opinion qui voudrait qu’on ne doive s’attendre qu’à des surprises de la part d’Erdogan. Mais lorsque les valeurs traditionnelles contredisent l’idéologie officielle, il faut s’attendre à des surprises et des hésitations dans les gouvernements de centre-droit. Sur de tels sujets, Menderes comme Özal ont eux aussi procédé en zigzagant. Par ailleurs, les sujets sur lesquels Erdogan a surpris sont ceux où se rencontrent de manière abrupte libéralisme et conservatisme, idéologie officielle et valeurs traditionnelles. Sur de telles questions, il peut encore zigzaguer. Parce qu’un leader politique, dans la recherche de solutions à des problèmes, peut essayer plusieurs voies. Les leaders aussi peuvent se tromper. Rechercher l’esprit infaillible c’est du totalitarisme. Et personnellement, je souhaite ardemment que l’AKP réussisse.
Pourquoi ?
Parce que l’AKP dispose d’un potentiel susceptible de rassembler le centre-droit comme de favoriser la création d’une véritable social-démocratie.
S’il se disperse du fait de son échec, ce sera le retour au système des coalitions parlementaires. A ce moment, la bureaucratie se substituera aux représentants légitimes du peuple dans la gestion des affaires publiques. Et si du fait du processus de négociations avec l’UE, la bureaucratie n’a plus les moyens de piloter alors nous hériterons d’une « ingouvernable démocratie ».
© TE pour la traduction
© Radikal le 27/09/2004