Plusieurs signes montrent qu’à l’approche des échéances électorales de 2007, la Turquie constituera, à son corps défendant, du matériau pour les politiques française et européenne, deviendra une sorte de bouc émissaire. Le second tour sera serré.
Cette tendance comporte deux inconvénients majeurs :
l’étiolement et l’appauvrissement du débat public
les risques d’une déstabilisation inutile d’un partenaire majeur, dont la stabilité est précisément capitale pour celles des Balkans, du Caucase et surtout du Moyen-Orient.
Le Vatican, l’un des acteurs implicitement et politiquement les plus importants de la scène européenne voire mondiale, milite depuis plusieurs années – en fait depuis plusieurs siècles – dans ce sens. Avant d’accéder aux fonctions pontificales, le cardinal Ratzinger, le porte-parole du Pape Jean-Paul II, avait fait clairement savoir qu’il était hostile à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Dans ses déclarations plus récentes, le choix de la référence à Paléologue II, n’est pas fortuit : il s’agit du père du dernier empereur des Byzantins, Constantin qui a cédé Constantinople aux Turcs en 1453. Maintenant le Pape s’apprête à se rendre en Turquie, non pas pour un dialogue avec une société laïque et de culture musulmane, mais pour visiter les lieux saints chrétiens ; son objectif principal est de rencontrer le Patriarche orthodoxe Bartholémeos II. Toutes proportions gardées, c’est comme si le Guide spirituel Ali Khamenei se rendait dans un pays occidental auquel il est hostile - mettons la France - ,était accueilli avec tous les égards d’une visite d’Etat, pour rencontrer le recteur de la mosquée de Paris, afin de prêcher le rassemblement entre sunnites et chiites.
Après avoir gardé plusieurs années durant, une attitude de sagesse, le Président de la République a mis de l’huile sur le feu, à Erevan, en allant jusqu’à comparer les événements douloureux de 1915…… à la Shoah. Or, il y a trop de responsabilités, plus exactement d’irresponsabilités, dans ce dossier, entre autres de la Russie et de la France, pour pouvoir expédier l’affaire, en un seul mot, celui du « génocide ». La mémoire des victimes turques mérite autant de respect que celle des Arméniens. Comment ne pas penser encore une fois, aux élections de l’année prochaine ? Le Président Chirac aurait-il évoqué avec ses interlocuteurs à Erevan, le sort d’un cinquième du territoire de l’Azerbaïdjan occupé par les forces arméniennes et des déplacés azerbaïdjanais du nombre d’un million ? Il en va pourtant de la politique de la France dans cette partie du monde, qui risque de faire trop de mécontents.
Que Nicolas Sarkozy affirme que la Turquie « n’appartient pas à l’espace européen », c’est probablement son droit. D’autres hommes politiques européens s’exprimeront dans le sens inverse. Mais qu’un candidat à la présidence de la République déclare tout de go aux Américains à New York, « vous avez peur des Musulmans et vous voulez faire entrer cent millions de Musulmans dans l’Europe ! » est un peu inquiétant : cela ne va pas, en ces jours difficiles, dans le sens du dialogue et de l’apaisement, pour ne pas dire de la paix. Camouflée en éthique, la recherche d’alibis pour retarder sans cesse l’intégration de la Turquie, en sortant du cadre des critères de Copenhague, risque de mettre Bruxelles dans une position éthique difficile.
Sur un autre sujet de discorde, en l’espèce chypriote, Joschka Fischer, ancien ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l’Allemagne entre 1998 et 2005, écrivait, il y a quelques jours pour Le Matin (Maroc, 27/09/2006) : « Le Nord turc a accepté le plan de Kofi Annan, Secrétaire général des Nations unies (fermement soutenu par l’UE), visant à résoudre ce conflit ancien. Mais le Sud grec de l’île, attisé et enflammé par son gouvernement, l’a rejeté. Il serait profondément injuste que le rapport de la Commission européenne tienne la Turquie pour responsable du refus de concessions supplémentaires à la partie grecque de l’île au lieu de blâmer le gouvernement de Nicosie, désormais membre de l’Union européenne, qui est à l’origine du blocage. Certains acteurs de l’Union européenne, principalement la France, l’Allemagne et l’Autriche semblent se réjouir avec suffisance d’une éventuelle querelle sur le sujet, pensant qu’elle inciterait la Turquie à renoncer à son adhésion. Cette attitude est irresponsable ».
La question de la démocratisation en Turquie
Le Parti socialiste qui ne veut pas être de reste, prépare un projet de loi qui risque de revenir au devant de l’Assemblée nationale, le 12 octobre. Il s’agit de sanctionner le « négationnisme » de ce qu’une loi adoptée en 1999, a qualifié de « génocide ». Cette initiative risque d’ériger le Parlement en proclamateur de vérités historiques officielles, contestée récemment sur le plan de la méthode par des historiens français, et non des moindres. L’instrumentalisation de la mémoire à des fins de politique intérieure est, en l’occurrence, trop évidente. Elle risque d’avoir un effet de boomerang à la fois pour le travail de mémoire et pour la politique. Cet acharnement est de mauvais augure, avant tout pour la crédibilité de la France, pour le maintien de relations harmonieuses avec une pièce maîtresse du bloc européen. L’avancée des sociaux-démocrates et le recul de l’extrême-droite xénophobe, en Autriche, dimanche dernier, risquent d’ailleurs d’isoler la France dans sa course à l’anti-turquisme.
Ce n’est pas la meilleure façon de soutenir un pays où la démocratisation est en cours, et qui a déjà, depuis la monarchie constitutionnelle de 1908, depuis le passage au pluripartisme de 1946, a pris un chemin considérable en la matière. L’action militaire et sanglante du PKK manipulé par des forces occultes, n’ajoute rien à la plus-value démocratique.
Süleyman Demirel, ancien premier ministre turc, devenu par la suite Président de la République, avait dit un jour en parlant des Occidentaux : « Ils ne tueront pas la Turquie, mais ils ne la feront pas vivre non plus ! ». Rares en tout cas, sont les Etats auxquels on demande autant de comptes sur son passé, ce qui rend la chose suspecte.
La France ne peut pas prendre la responsabilité de déclencher une crise avec Ankara, avec une attitude systématiquement hostile, voire démesurément intransigeante. A côté des raisons géostratégiques et sécuritaires que nous avons évoquées, il y a d’autres raisons qui l’interdisent : des investissements industriels et financiers importants de la France en Turquie, une présence culturelle à laquelle sont attachés beaucoup d’intellectuels, de diplomates et d’étudiants turcs et kurdes, la présence sur notre territoire d’une communauté forte de 400 000 individus originaires de ce pays, et ne posant aucun problème de sécurité.