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Etat et religion en France et en Turquie (2)

jeudi 25 janvier 2007, par Baskın Oran

© Marillac et Turquie Européenne pour la traduction

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Notre sujet aujourd’hui, c’est-à-dire les rapports entre l’Etat et la Religion en Turquie ont toujours attiré l’attention en France.
-  1) D’abord, historiquement, la France radicale et anticléricale a beaucoup inspiré le laïcisme Kémaliste auquel elle s’intéressa fort.
Par exemple, Edouard Herriot, grande figure du radicalisme III. République et inamovible maire de Lyon était simplement fasciné par le laïcisme et la ferveur positiviste de la République Kémaliste.
-  2) D’autre part, toujours historiquement, certains milieux français étaient également très intéressés, mais d’une autre manière. Certains ont eu un peu de crainte lorsque ce nationalisme et laïcisme a voulu fermer les écoles et hôpitaux français chrétiens en Turquie, parce que cela aurait nui à la présence culturelle que la France assurait a travers la scolarisation des élites locales. (Je suis du Collège Saint Joseph, à Izmir). (Garibaldi : « Le Laicisme n’est pas pour l’exportation ! »)
-  Mais, laissons l’histoire de coté et revenons en a nos jours, parce que c’est surtout là qu’il y a un point qui attire l’attention de la France entière sur un sujet au moins d’apparence « turc ». Le problème dit de « foulard islamique » a été importé en France surtout par des fillettes d’origine turque.

- Volet N°1

-  A la fin des années 70, un autre coup militaire survient en 1980. Chose étrange, mais cette fois il n’est pas laïciste. Bien au contraire, l’armée turque, l’institution kémaliste par excellence, commence a favoriser l’Islam par toutes sortes de mesures possibles et d’une manière jamais vue sous aucun régime civil.
L’obligation des cours d’Islam jusque dans les classes de lycées est inscrite dans la Constitution de 82.
Le General Evren, Chef d’Etat militaire, chaque fois qu’il donne un discours (et il le fait très souvent), il défend ses idées autoritaires (et parfois, le laïcisme !) en récitant des versets de Coran.
-  Sous le régime militaire, le budget de la Direction Générale des Affaires Religieuses atteindra des sommes énormes. Pour donner une idée : 1, 5 fois celui du Ministère des affaires étrangères, 2 fois celui du M. de l’intérieur et de la Culture réunis, 3,5 fois celui de l’Industrie, 6 fois celui du Tourisme, 10 fois celui du M. de Travail.
-  Aussi, les militaires choisissent comme premier ministre, un Musulman disciple de l’ordre très militant de Nakshibendis : Turgut Özal.

* * *

-  Comment une telle exception au modèle que nous avons déjà vu (Laïcité forcée, démocratie, ré-islamisation, coup militaire laïciste !) a-t-elle été possible sous des Kémalistes acharnés que sont les militaires ?
-  Très simple, trop même. Pendant les années 70 :

1) C’est la montée irrésistible du nationalisme Kurde (alors marxiste). L’Armée en a simplement horreur.

2) D’autre part, c’est la montée incroyable de la gauche maoïste armée. Tout le monde pense alors que la Révolution est sur le seuil. La grande bourgeoisie en a simplement horreur également.
-  C’est donc aussi simple que cela : La religion est désormais conçu par les militaires (et par la bourgeoisie) comme la meilleure colle sociale contre les deux K : Kurdisme et Communisme.

* * *

-  Pour vous donner une idée des conséquences de cette politique :
la Direction Générale compte 90.000 imams de mosquées dont seulement la moitié proviennent des écoles d’imams et de predicateurs : les diplômés de ces écoles préfèrent devenir des chefs de police et surtout des sous-préfets.
Il existe actuellement plus de 70.000 mosquées (contre 860 hôpitaux). On construit 1500 mosquées annuellement soit 1 mosquée tous les 6 heures (contre une école tous les 6 jours). La Direction Générale a récemment déclaré qu’en l’an 2010 le nombre de son personnel remontera a 238.000 et le nombre de mosquées a 103.000.
C’est le résultat fâcheux du laïcisme kémaliste dans les années 90.

-  Entre temps, il faut bien préciser que La Direction Générale n’a point d’autorité sur la communauté musulmane en Turquie. Elle a maintes fois officiellement declaré depuis 1995 qu’il ne fallait plus construire de mosquées et que les imams devaient monter au minaret pour chanter l’appel a la prière au lieu du se servir des haut-parleurs qui créent une cacophonie impossible. En vain ; rien n’en fut. La même Direction Générale instituée en 1924 pour mettre l’islam sous tutelle de l’Etat sert a présent a mettre l’Etat sous la tutelle de l’islam.

* * *

Pour en finir avec le régime militaire de 1980 :
-  C’est aussi sous le régime militaire que commence le problème du foulard (cela s’appelle « problème du turban » en Turquie, terme aussi absurde que son équivalent en français !). Les mêmes généraux qui ont obligé les lycéens à suivre des cours d’islam interdisent aux jeunes filles d’entrer a l’université la tête couverte. Ils ont prouvé leur Kemalisme.

-  Entre temps, le parti islamiste obtient 22 % des voix, soit le plus fort pourcentage parmi tous. La grande majorité de ces votes proviennent des bidonvilles des métropoles : elles sont des votes de protestation contre une globalisation destructrice des masses travailleuses.

-  Beaucoup plus intéressant et important est la naissance, lors du régime Özal, du « Capital Islamique (ou Vert, ou Anatolien) » qui finance le Parti et diverses activités islamiques.

-  Avec ce financement, les islamistes créent : « 854 écoles privées, 900 écoles publiques, près de 5000 cours coraniques privés, 124 radios privées, 41 chaînes de TV, 5200 journaux locaux, 11 institutions de finance contrôlant 1,3 milliards de dollars, 7 grands holdings, plus de 7000 corporations, plus de 2000 auberges de jeunesse, 4000 associations, 4500 fondations pieuses, 40 préfets et 300 sous-préfets ».

-  Les leaders islamiques commencent à discuter du fait de savoir si la « transition » sera « avec ou sans effusion de sang » ! On dit aussi que la Turquie va « tomber comme l’Algérie ».

* * *

-  Mais, tout d’un coup, « le modèle » se re-impose : Dans un communiqué publié en février 1997 par le Conseil de Sécurité Nationale, les militaires ont contraint le gouvernement civil, entre autres mesures laïcistes, a fermer les 3 premières années des écoles d’imams et de prédicateurs. C’est un coup porté au cœur du processus islamiste car à 11 ans un élève peut être envoyé dans ces écoles par ses parents contre son gré mais cela n’est plus possible a l’age de 15 ans. Cela peut sonner le glas de la surproduction contre-elite islamique.
-  Le parti islamique est entre temps déclaré clos par la Cour Constitutionnelle (Janvier 1998).

* * *

-  La vraie surprise est ailleurs : La crème de la crème de la grande bourgeoisie turque, l’association TÜSİAD a chargé un professeur de gauche (le Professeur Tanör, chassé de son poste universitaire pendant le coup militaire de 1980) de préparer un rapport sur la situation en Turquie et le rapport est publié en Janvier 1997. (Un mois avant le communiqué laïciste des militaires !) Le rapport demande les mêmes mesures anti-Islamistes, y compris la clôture des 3 premières années des écoles d’imams et de predicateurs !
-  Qu’est-il arrivé a la grande bourgeoisie et a l’Armée ?
-  Simplement, l’Union Sovietique a disparu, ces deux institutions n’ont plus peur du Communisme, et le Kurdisme (le PKK) est militairement vaincu. Par contre, les Islamistes sont devenus trop menaçants !

* * *

-  Maintenant que le vote du nouveau parti islamique est tombé et que le drapeau de l’islamisme ne flotte plus comme auparavant, une question est en train d’être discutée en Turquie : « Sommes-nous arrives a 1905 ? ». C’est-à-dire a la date où la France a fait la Loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat.
-  Evidemment, la question ne se pose pas ainsi. Mais il est clair que le laïcisme kémaliste ne peut plus continuer comme à présent. Il avait mis la main sur l’Islam, maintenant il risque d’y perdre le bras.
-  Il reste a savoir si d’une laïcité de confrontation qui ne confronte plus les islamistes mais bien au contraire, on devrait passer a une séparation de l’Etat et de l’Islam, et comment ?
-  Entre temps, le problème du foulard persiste toujours dans les universités et les foulards portés par des fonctionnaires femmes dans certaines institutions officielles continuent de créer des crises.

CONCLUSIONS :

-  Le laïcisme à la Turque, inspiré en bonne partie de l’expérience française mais aussi beaucoup de l’expérience Ottomane, a profondément transformé le pays. (je dis « expérience Ottomane » parce que les Ottomans, tout comme les Byzantins avant eux, avaient totalement mis la Religion sous tutelle)

-  Aujourd’hui, la Turquie est le seul pays de l’ancien Empire Ottoman, y compris la Grece, où l’Etat, en tant qu’une institution, a mis l’Islam sous tutelle pour l’apprivoiser. C’est le seul pays Islamique qui abrite le terme « laïc » dans sa Constitution.

(Dans des pays comme la Syrie et l’Irak ce n’est pas un Etat institutionnalisé qui le fait, mais les dirigeants, et cela de leur peur vis-à-vis la confession différente de la majorité du peuple –les Alawites en Syrie, les Shiites en Iraq-. Aussi, Iraq a-t-il ajouté le mot « Allah » dans son drapeau.)

-  Cette laïcité de la Turquie se reflète également dans ses relations internationales : La présence très active de ce pays dans les conflits balkaniques comme la Bosnie et le Kosovo, et aussi en Asie Centrale ne saurait s’expliquer sans prendre en compte le désir de la Turquie d’empêcher les influences fondamentalistes de l’Iran et de l’Arabie Saoudite.

* * *

-  Mais si vous regardiez de l’autre coté, il faut admettre que le laïcisme turc des Jacobins Kémalistes n’a pas pu (et n’aurait pas pu) séculariser la société turque.
Cela aura deux résultats fâcheux :

- 1) L’Etat Kémaliste avait mis la Religion sous tutelle en se servant des fonds mis à la disposition de la Direction Générale des Affaires Religieuses. Mais c’était pendant la Révolution « d’en-haut ». Quand la démocratie commence, c’est l’Islam qui commence a mettre l’Etat sous tutelle en se servant des mêmes allocations devenues énormes après 1980.

- 2) Dans un pays où l’Islam persiste a revendiquer le pouvoir politique, et où les Kémalistes haïssent de voir le foulard même dans la rue, ce laïcisme continue toujours d’être une laïcité de combat qui déroute beaucoup l’agenda national.

Le problème du foulard est donc devenu un faux problème qui a le pas sur tous les vrais problèmes, et il ne manque pas de vrais problèmes dans un pays comme la Turquie.
Le recteur de l’Université d’Istanbul y a été pour beaucoup, car il a déclaré en fanfare qu’il n’admettrait pas le foulard, et il a fait cela au moment précis où le mouvement islamique était épuisé en 1997. Ce fut alors un « baiser de vie » pour les islamistes.
Les jeunes filles en foulard se sont rassemblées par centaines à la porte de l’Université. Une centaine de policiers y sont envoyés pour les en empêcher, et elles se battent comme des suffragettes du 19e siècle pour entrer dans l’enceinte de l’Université.

On voit aussi des députés islamistes de l’Assemblée Nationale aux côtés de ces jeunes filles. La plupart des manifestantes ne sont pas des étudiantes mais des sympathisantes venues pour les soutenir.

Parmi les manifestants, il y a pas mal de jeunes de gauche. Pourquoi ? Parce que l’administration de l’Université d’Istanbul a également défendu aux jeunes de porter la barbe et des habits hippy ! Sûrement pour scier la branche sur laquelle elle se tient !
De l’autre coté, les policiers agissent sûrement à contrecœur, car ils viennent tous, sans exception, des classes sociales où le port du foulard est habituel. Ils auraient sûrement préféré matraquer les syndicalistes ou les jeunes de gauche, et avec grand plaisir...

-  Entre temps ; une inflation de 80 %, entrée du pays dans l’Union Europeenne, le problème Kurde, le problème de l’Education nationale, les victimes du tremblement de terre par ce froid, tout cela attend. Le foulard est beaucoup plus important...

* * *

-  A propos du foulard, on doit aussi se demander de quoi l’Etat français a tant peur, puisque l’islam n’est pas en mesure de jamais exercer un pouvoir politique en France et que ce symbole n’est autre qu’une revendication d’identité communautaire.
-  Je crois qu’il s’agit de deux choses en France :

1) d’un peu de crainte : La France souffre du fait que sa laïcité n’est pas du tout la même chose que le sécularisme américain où l’Etat ne doit aider aucun culte.
En France il est permis aux écoles confessionnelles de bénéficier d’une subvention officielle (Tandis qu’en 1905 (« art. 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » cela n’était pas le cas).
Donc, pour être conséquent, il aurait fallu que l’Etat n’aide aucun culte ou qu’il aide les institutions Islamiques aussi.
Or, on ne le veut pas pour maintes raisons, parmi lesquelles figurent les « troubles de voisinage ». On craint que, une fois le foulard permis, viendra les demandes de subventions à l’islam.
De ce point de vue, la France semble payer la facture retardée de son passe colonialiste.

2) d’un peu de méconnaissance et même du mépris : Il me semble que le problème du foulard en France est moins un problème de laïcité que celui d’une ségrégation contre les étrangers de religion différente et de culture/classe inférieures.
Si le port de la kippa juive et des grandes croix catholiques est toléré sans restrictions, et si les aumôneries ont droit de cité dans les établissements scolaires publics, l’interprétation du foulard comme « ostentatoire », « prosélyte » et « propagandiste » n’est pas tout a fait conséquent.

* * *

Entre temps, il faut ajouter que, bien que la peur ressentie en Turquie a des racines un peu plus profondes que celle d’en France, l’affaire du foulard islamique implique, pour les Kémalistes radicaux aussi, bel et bien un mépris, mépris idéologique et mépris de classe contre « ces cafards noirs ! ».

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