Dans le cadre du débat lancé dans nos colonnes sur la question arménienne, Turquie Européenne propose à ses lecteurs la publication inédite en français de textes et d’opinions en provenance des Etats-Unis.
Fidèle à notre volonté d’ouvrir le débat le plus large possible sans préjuger en quoi que ce soit de ses possibles conclusions, nous nous permettons de publier des contributions critiques qu’il serait tout à fait impossible de diffuser si jamais la proposition de loi initiée par les députés socialistes l’année dernière et concernant la pénalisation de la négation du génocide arménien venait à être votée par les sénateurs.
La rédaction de TE
Eberhard Jäckel, professeur émérite à l’université de Stuttgart, est « considéré comme l’un des meilleurs spécialistes mondiaux du nazisme » (Le Monde, 7 novembre 1997). Parmi ses ouvrages majeurs, figurent La France dans l’Europe de Hitler (Fayard, 1968), Hitler idéologue (Calmann-Lévy, 1973, et Gallimard, 1995), ainsi que, inédits en français, Hitlers Herrschaft (1986), »Der Tod ist ein Meister aus Deutschland« . Deportation und Ermordung der Juden Kollaboration und Verweigerung in Europa (1991), livre coécrit avec Lea Rosh, couronné par le prix Hans-et-Sophie-Scholl, et Das deutsche Jahrhundert. Eine historische Bilanz (1996). Il a codirigé une Encyclopédie de la Shoah (Encyklopädie der Holocaust), publiée en 1993.
Des centaines de milliers d’Arméniens sont morts en 1915-1916, probablement sans intention exterminatrice.
Lorsque l’écrivain turc Orhan Pamuk, vit s’interrompre la procédure judiciaire entamée contre lui devant un tribunal stambouliote, suite à son propos selon lequel un million d’Arméniens avaient été tués en Turquie, la réaction la plus fréquente à l’ouest ne fut pas seulement une indignation justifiée face à cette atteinte à la liberté d’opinion, mais aussi l’idée, en apparence toute naturelle, qu’il avait avancé un fait indubitable, qu’il ne serait interdit d’évoquer qu’en Turquie.
Il est vrai que, dans la querelle concernant les évènements de 1915-1916, les points de vue demeurent irréductiblement opposés. Tandis que les Arméniens affirment qu’ils ont été les victimes innocentes d’un génocide, la position turque est qu’il se serait agi d’un déplacement de populations, pour répondre à une menace certaine. Au fond, il n’est pas contesté que de nombreux Arméniens aient perdu la vie. Ce qui est en litige, c’est de savoir s’il s’agit de meurtres planifiés.
Dans ce contexte, un historien américain a récemment entrepris de lire patiemment, et d’une manière impartiale les versions antagonistes, point par point, et de les soumettre à une analyse critique. Le résultat est surprenant, souvent incontestable, ou facilement compréhensible. Étant donné que les Arméniens vivaient des deux côtés de la frontière, aussi bien dans l’empire ottoman que dans l’empire russe, de vieilles tensions se ravivèrent fin 1914, quand les deux État entrèrent en guerre et que les troupes russes avancèrent en territoire ottoman. Il ne fait pas de doute que les Arméniens se fussent efforcés d’obtenir une autonomie, ou même leur propre État. Beaucoup sympathisèrent avec les Russes et leurs alliés occidentaux [France et Grande-Bretagne], beaucoup désertèrent les rangs de l’armée turque.
Par la suite, quand des problèmes logistiques s’ajoutèrent, et que les Britanniques débarquèrent, en avril 1915, à Gallipoli, menaçant Istanbul, ce fut la panique. Le gouvernement ottoman décida de déporter les Arméniens vers l’intérieur du pays. Certes, de vieux ressentiments, qui s’étaient déjà manifestés lors des massacres de 1894-1896, et les grandes pertes territoriales subies au XIXe siècle, notamment lors de la guerre balkanique de 1912-1913, ont joué un rôle dans l’affaire. L’empire ottoman connaissait une crise remettant en cause son existence même.
Il est également incontestable que les déportations se déroulèrent dans des conditions extrêmement difficiles. Comme il n’y avait aucune voie de chemin de fer dans le nord-est anatolien, ils ont dû traverser à pied des contrées inhospitalières. À cette occasion, des Kurdes se jetèrent sur les Arméniens. Les autorités turques ont été incapables, et pour certaines, sans doutes, réticentes, à organiser les déportations avec un certain ordre. La misère et les pertes subies par les Arméniens furent énormes, ce qui n’est pas contesté non plus du côté turc. La question est seulement de savoir si ― comme le prétend la version arménienne ―, le gouvernement ottoman a utilisé cette crise pour exterminer les Arméniens, ou s’il voulait juste les déplacer, ce qu’il n’était pas à même de faire dans des conditions relativement humaines.
Un ordre intimant d’assassiner en masse n’a pas été retrouvé jusqu’à présent. Mais ce n’est pas là une preuve, car bien des dossiers ont été détruits, ou ne sont pas librement accessibles. Plus important est le fait que les Arméniens résidant à Constantinople et aux alentours n’ont pas été déportés, cependant que ceux de la région d’Alep ont pu utiliser le chemin de fer. Il s’agit d’un fort indice contre l’hypothèse d’un vaste génocide.
Il est étonnant et admirable que Guenter Lewy parvienne à analyser, ou du moins à éclairer, la littérature connue depuis longtemps, sans nouvelle source, mais en la passant au crible de la critique. Par cette méthode, il a même établi un bilan statistique des victimes, et parvient à la conclusion qu’environ 642 000 Arméniens ont péri, ce qui représente à peu près 37 % de la population arménienne à la veille de la guerre. L’auteur de ne peut pas répondre sans l’ombre d’un doute à la question de savoir si cela se produisit intentionnellement ou non.
Mais si l’on tient compte du fait que les Turcs et les Kurdes ont eu eux aussi à déplorer de lourdes pertes, et, certes, davantage suite aux maladies qu’aux combats, qu’environ un tiers des soldats britanniques et indiens faits prisonniers par les Turcs en 1916 ont péri, tout cela incite fortement à penser qu’aucune intention exterminatrice n’a existé. Lewy suppose plutôt que la tâche énorme, consistant à déplacer en peu de temps, avec des moyens fort primitifs, des centaines de milliers de personnes, a tout simplement dépassé les possibilités de la bureaucratie ottomane. Lewy rappelle également qu’après la guerre, les Arméniens ont tiré gloire de leur lutte aux côtés de l’Entente. Il cite un spécialiste britannique, qui écrivit que les accusations turques de déloyauté, de trahison et de révoltées, portées à l’encontre des Arméniens, dans la mesure où cela concernait leurs sentiments, correspondaient tout à fait à la réalité, correspondaient en partie seulement à la réalité pour ce qui relève de leurs actions effectives, et étaient totalement insuffisantes pour justifier le sort réservé aux Arméniens.
Si cela est vrai, il reste à se demander pour les gouvernements turcs ont réagi avec tant d’irritation à tous les reproches, vu que, pourtant, cela ne peut que nourrir, à l’ouest, le soupçon croissant qu’ils avaient quelque chose à cacher. À la fin de son livre, Lewy évoque les quelques colloques turco-arméniens qui ont eu lieu dans des universités américaines, et fait sien l’appel lancé par un historien, selon lequel Turcs et Arméniens doivent, enfin, sortir du débat sur « était-ce un génocide ou non ? », qui ne mène qu’à l’échange d’invectives, pour le remplacer par une recherche commune sur les faits. Il n’est, bien entendu, pas facile, écrit Lewy, d’arracher l’histoire aux polémiques des politiciens et des nationalistes. Mais le cas échéant, cela ouvrirait la voie à une réconciliation arméno-turque, et à la résolution d’un conflit qui n’a que trop duré. Le livre de Lewy pourrait être une contribution utile à cette tâche.