« Ras le bol » titrait le plus grand quotidien de Turquie, Hürriyet le vendredi 17 juin à l’adresse de tous ceux en France qui se plaisent avec une irresponsabilité croissante depuis septembre dernier à, pour dire les choses comme elles sont, blesser la Turquie. Cette campagne de
dénigrement sur fonds de mépris et d’ignorance a atteint son apogée avec l’échec du dernier sommet de Bruxelles où de nombreux responsables politiques, les Balladur, Devedjian, de Charette (Président à l’Assemblée du Groupe d’amitié France-Turquie !), Douste-Blazy, Weil,
Sarkozy, Fabius, de Villepin, Giscard d’Estaing, Védrine, etc.. ont montré du doigt la Turquie comme étant une des causes principales du chaos actuel. Certains se sont empressés de demander à surseoir au début des négociations, pourtant décidé de commun accord par les 25, il y a à
peine six mois. Ainsi la France apparaît, seule, comme étant tentée par le non-respect de ses engagements. Même l’Autriche qui claironne depuis longtemps qu’elle est contre l’adhésion de la Turquie a annoncé qu’elle
respecterait l’engagement de 17 décembre.
Les lecteurs du Monde ne se sont pas trompés : à %50 ils pensent que lors que Chirac s’interroge sur la poursuite de l’élargissement de l’Union européenne « sans les institutions capables de la faire fonctionner efficacement » il est en train de retourner sa veste en
effectuant un revirement tactique de sa position sur la Turquie pour essayer de rebondir. Mais ce faisant, il sacrifie non seulement la Turquie dont il se fiche probablement mais aussi toute la philosophie de
l’élargissement et la grande vision d’Europe puissance. La capacité du président à rebondir ou à insuffler un renouveau de la politique en France restant totalement limitée à quoi pourrait bien servir cette tactique clientéliste, sinon à illustrer l’ampleur du désarroi
politique.
Pendant ce temps là, les 13 et 14 juin MEDEF emmenait 40 grands patrons français (Arcelor, Accor, Renault, Alsthom, Areva, BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole etc..) pour une visite de travail en Turquie
pendant la quelle on entendait dire un dirigeant d’Accor : « Il est impensable de ne pas être présent en Turquie. Son instabilité faisait peur, mais tout semble rentrer dans l’ordre. Tous les clignotants sont au vert. » En effet quelques 300 entreprises françaises, dont la plupart des grands groupes du CAC 40, travaillent en Turquie où la perspective de l’adhésion offerte par la décision de 17 décembre dernier a littéralement fait exploser l’intérêt économique du pays aux yeux des
industriels du monde entier. Si la plupart de ces investissements se concrétisent, la Turquie pourrait aisément consolider sa stabilité économique. De même, la perspective d’adhésion continuerait de garantir et d’approfondir la stabilité politique. Et c’est cette perspective-là que les politiciens veulent revoir à la baisse aujourd’hui.
Les politiciens qui s’opposent à l’adhésion attribuent à l’opinion publique un refus catégorique de la Turquie dans l’Union. Nous savons que le déficit démocratique est consubstantiel à la création de l’Europe
et celle-ci n’aurait pu voir le jour si l’on avait posé en 1950 la question de l’union aux peuples meurtris par la guerre. Cependant il est tout à fait sain et par ailleurs gratifiant de voir que c’est au sujet de la Turquie que l’on se rappelle soudain de l’existence des opinions
publiques. Mais aujourd’hui l’opinion du public est prise en otage par le politicien national qui, au lieu d’une pédagogie constructive attribue d’emblée au public une position de refus quant à la perspective d’adhésion de la Turquie. L’opinion publique européenne n’est ni
spécialement pour ni spécialement contre la Turquie comme le montre de nombreux sondages, Eurobaromètre et autres. Les nouveaux membres sont à peine mieux lotis que la Turquie et probablement peu d’entre eux auraient été admis dans l’Union sans conteste si l’on avait soumis leur adhésion au vote populaire des anciens pays membres.
Ce dont nous avons besoin c’est un débat qui se déroule en parfaite connaissance de cause et que le public soit informé et non manipulé comme c’est malheureusement le cas à l’heure actuelle. Car qu’est-ce qu’on n’a pas entendu depuis la fin de l’été 2004 ? L’auteur de best-seller en « islam épouvantail » qui s’interroge si, de par la
Turquie, l’islamisme ne va pas finalement gagner la bataille de l’Europe qu’il a perdue, nous dit-il, en Espagne au 15e siècle et aux portes de Vienne au 17e. Au rayon des mirifiques contrevérités sur la Turquie débitées par des seconds couteaux issus de l’ultra droite mais tout autant de l’establishment respectable, et relayées allégrement par la désinformation, on a eu l’embarras du choix entre la population de 100
millions de musulmans, la base avancée d’Al Qaida avec réislamisation forcée, la somme de 25 milliards d’euros de subsides à verser dès l’adhésion, le déferlement par charters des crève-la-faim dès demain, une paysannerie certes nombreuse aujourd’hui mais qui est présentée
comme immuable au bout de la décennie de négociations et le futur pléthorique groupe turc’ au Parlement européen comme s’il y existait un groupe national français ou allemand. Au cours de ce déferlement de passions on n’a pas trop cherché non plus à savoir pourquoi les arguments anti-Turquie sont souvent partagés par des responsables de familles politiques diamétralement opposées ? A l’instar des politiciens de cette Autriche qui, en tant que digne héritière des Habsbourg, remparts contre les Ottomans et poste avancé de la Chrétienté catholique à l’est, fait bloc pour s’opposer aujourd’hui à une Turquie réifiée en
1683, date mythique de la défaite ottomane devant Vienne et du début de son reflux en Europe.
Enfin on a été assujetti à ce travail de sape en profondeur de cercles proches du Comité de Défense de la Cause Arménienne (CDCA) et des « socialistes » de Dashnak dont l’acharnement anti-Turquie ne sert ni la juste cause arménienne, ni ne correspond au désir d’Europe des arméniens
turcs, ni ne reflète la volonté de normalisation de l’Arménie, voisine de la Turquie. La Turquie est décrite comme un pays très pauvre dont le but principal est de pouvoir profiter de la richesse de l’Union européenne. Malgré l’existence de quelques 15 millions de consommateurs
possédant le même pouvoir d’achat que les autres Européens, elle apparaît comme un pays qui vivra pendant de longues années aux dépens de Bruxelles et en fait du contribuable des pays opulents. A ce sujet il faut d’abord savoir que la présente vague d’élargissement de l’Union européenne, contrairement aux élargissements précédents, ne prévoit pas
de larges subsides pour les nouveaux membres. Le moment venu, la Turquie serait certainement prête à agir comme les nouveaux membres qui ont proposé des rabais dans les fond structuraux qu’ils étaient supposés recevoir pour sauver les discussions budgétaires, la semaine dernière à
Bruxelles. Quant aux subventions agricoles, avec la dernière réforme de la PAC qui sera achevée en 2013, celles-ci vont continuer à diminuer de façon à prendre en considération les exigences du marché, les négociations commerciales internationales et l’éco-condionnalité.
Il faut aussi noter que la nouvelle logique de l’élargissement consiste à responsabiliser financièrement les pays candidats dès le début de la phase préparatoire dite de pré-adhésion, et d’inciter ceux-ci, les anciens pays membres et les Institutions Financières Internationales
(Banque Mondiale, Fonds Monétaire, Banque Européenne pour la
Reconstruction et le Développement) à privilégier le crédit et l’investissement direct étranger au lieu des subsides et dons sans retour. Ces apports financiers s’avèrent bien plus efficaces, économiquement sains et peuvent grandement contribuer au décollage de ces économies émergentes. Faut-il aussi rappeler que la Turquie a reçu de l’Union depuis l’entrée en vigueur en 1964 de l’accord d’association,
c’est-à-dire en quarante deux ans, un total de 3.2 milliards toutes lignes budgétaires confondues, dont 620 millions sont des subventions et le reste des prêts. Il faut par ailleurs comparer cette modique somme au déficit commercial de la Turquie avec l’Union qui est de loin son
premier partenaire commercial, qui évolue à un rythme annuel moyen de 10 milliards depuis l’entrée en vigueur en 1996 de l’union douanière.
Enfin sachons que la machine économique turque est loin d’être la pire, en tout cas comparé à plusieurs nouveaux et futurs membres et que le dynamisme des acteurs économiques, qui n’apparaît dans aucune statistique, est reconnu en France comme dans l’ensemble de l’Europe occidentale. L’Union des 25 est le premier partenaire commercial de la
Turquie et représente %71 de son commerce extérieur. La France quant à elle, se place en première position du stock d’investissement direct devant l’Allemagne fédérale avec 5.5 milliards . Les chefs d’entreprises qui ont effectué la visite évoquée plus haut ne s’y sont pas trompés.
D’autre part le poids démographique de la Turquie est évoqué comme une donnée absolue alors qu’elle est en perpétuelle évolution et en l’occurrence, la croissance démographique est en net ralentissement depuis 1985 du fait de l’urbanisation, des contraintes de la vie moderne
et de l’usage de plus en plus répandu des contraceptifs. La population turque quant à elle est considérée d’emblée hostile alors que 4 des 70 millions de Turcs vivent déjà en Europe occidentale de façon de plus en plus harmonieuse et s’intègrent à la vie de leur société d’accueil à mesure que les générations d’immigrants se succèdent et à condition que
des politiques d’intégration sérieuses et viables soient mises en place par les pays hôtes. Dans ces cas-là on voit souvent d’anciens manuvres devenir des patrons d’entreprises prospères et opter pour la nationalité du pays d’accueil. (cf. Centre d’Etudes turques de l’Université d’Essen www.uni-essen.de/zft )
Quant au spectre des masses de chômeurs non qualifiés débarquant dans les pays de l’Union il faudrait préciser que la quasi-totalité des anciens pays membres soumet la libre circulation des personnes en provenance de nouveaux membres à des restrictions draconiennes pendant au
minimum cinq ans. Et les trois anciens pays membres (l’Irlande, le Royaume Uni et la Suède) qui ont autorisé la libre circulation des travailleurs des nouveaux pays membres ont enregistré seulement 150.000 personnes au cours de la première année de l’adhésion. En revanche ces études attirent l’attention sur la fuite des cerveaux de l’est vers
l’ouest due à l’attrait des moyens financiers et techniques.
Il faut aussi savoir que le but de l’élargissement et de la phase dite de pré-adhésion est justement de préparer le pays candidat de telle façon que ses ressortissants préfèrent au bout du compte de rester vivre
chez eux. Non seulement aucun humain sur cette terre n’émigre par plaisir et pour ce qui est des Turcs on ne voit pas pourquoi ceux-ci iraient travailler dans la grisaille du nord de l’Europe du moment qu’ils seraient capables de trouver du travail à Antalya. Ce phénomène
est confirmé chez les nouveaux membres par les résultats des sondages Eurobaromètre : tandis qu’au début de la phase de pré-adhésion les sondés de ces pays mettent clairement en première position leur volonté de trouver du travail en Europe occidentale, dix ans plus tard ils ne le mentionnent plus qu’en bas de l’échelle de leurs attentes de l’Europe.
D’autre part, lorsque dans les années 80 la Grèce, l’Espagne et le Portugal ont joint l’Europe, leurs travailleurs, au lieu de s’expatrier dans les pays riches de l’Union ont, pour ceux qui y travaillaient déjà,
entamé un retour vers le pays qui désormais leur offrait davantage grâce à la perspective européenne. Autrement dit : « Plus la Turquie se sentira chez elle en Europe plus les Turcs resteront vivre chez eux ! »
La Turquie n’est pas parfaite, loin de là. Mais elle est en train de se transformer depuis l’aval donné à sa candidature en 1999, grâce à la prodigieuse synergie qui s’est créée entre la dynamique européenne et la volonté locale de changement tant officielle que civile. Qu’on veuille bien reconnaître ici une nouvelle preuve de la concrétisation de l’Europe politique à la suite de la stabilisation de l’Europe de l’Est, de la propagation de ses valeurs, du renforcement de la paix, de la
sécurité et de la prospérité - bref, l’ébauche d’une Europe puissance -, et l’on continuera à relever les défis ensemble. Au contraire, en s’obstinant à poursuivre la chimère d’une Europe figée dans ses frontières identitaires, mentales et physiques, sa richesse et splendeur passées, on risque de faire perdurer son impuissance politique et de laisser ainsi le champ libre aux tenants de chocs des barbaries de tous bords.
En ce sens la position à adopter vis-à-vis la Turquie reste un test pour la France bien davantage que les autres membres de la famille européenne tant les affinités sont nombreuses et historiques (nation sélective,
anti-communautariste et universaliste ; laïcité ; jacobinisme centralisateur ; tradition étatique forte ; tradition agricole forte). La grande question est aujourd’hui de comprendre pourquoi c’est particulièrement en France que l’on trouve l’opposition la plus déterminée à la Turquie alors que tout prédestine la France à soutenir
et chaperonner ce pays dans son odyssée européenne avant tous les autres Etats membres. Une partie de la réponse réside peut-être dans le fait que les deux pays se ressemblent tellement que la volonté de sortir du
carcan jacobin/laïc/centralisateur en Turquie, qui s’opère d’ailleurs grâce à l’Europe, sous forme d’une nouvelle religiosité assumée, et en injectant un zest de communautaire dans l’universel, fait ici scandale.
Mais passons, car les intérêts des uns et des autres et au-dessus de tout l’intérêt de l’Europe commandent que cessent les combats d’arrière-garde et que le débat soit positivé au plus vite. Car tout compte fait l’intégration de l’Europe et de la Turquie, s’il s’agit désormais de cet immense défi, nécessite une confiance mutuelle sans
quoi les efforts seront vains.
La France a donc tous les atouts pour chaperonner la Turquie dans sa phase préparatoire tant les pratiques administratives et traditions sociales sont ressemblantes. Elle pourrait très aisément y jouer un rôle prépondérant grâce aux moyens de l’Union prévus à cet effet, dans deux
domaines essentiels : la transformation et la modernisation de l’agriculture en mettant l’accent sur l’agriculture biologique et le développement rural d’un côté et de l’autre la décentralisation administrative.
Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin d’une vision de longue durée pour bien mesurer l’apport de la Turquie à l’Europe politique, et en conséquence l’insuffisance des demi-mesures comme le partenariat privilégié. De même il nous est de plus en plus difficile de faire l’économie d’une nouvelle donne géopolitique suite à la fermeture de la
parenthèse de Yalta et à la réélection de George W. Bush, suivie par la mise en place d’une équipe renforcée de faucons bien décidée à continuer à intervenir dans notre environnement immédiat. L’état actuel du monde devrait suffire pour nous convaincre qu’avec l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne s’ouvrira un nouvel horizon politique, mobilisateur et riche en combats qui vaillent la peine d’être menés. Je reste persuadé que dans dix ans on entendra dire : « heureusement que vous avez insisté en 2004, malgré nos inconstances »
Cengiz Aktar est Professeur à l’Université de Galatasaray et Directeur du Centre pour l’UE à l’Université de Bahçesehir