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Contre qui ce coup de feu a-t-il été tiré ?

vendredi 9 mars 2007, par Oral Çalışlar, Tibère Geoffrey-Vaillant


© Tibère Geoffrey-Vaillant et Turquie Européenne pour la traduction
© Cumhuriyet 27/02/2007

Journaliste et éditorialiste pour le quotidient Cumhuriyet, Oral Calislar est l’un des vieux lions démocrates de la presse turque, solide sur ses positions dans une rédaction qui ne fait pas toujours dans la dentelle en matière de conservatisme républicain. Il revient ici sur l’assassinat de Hrant Dink qu’il connaissait personnellement, ses conséquences et significations pour la Turquie actuelle.

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Le coup de feu a été tiré contre Hrant Dink et il l’a tué. Son épouse, ses filles, son fils sont restés sans père et sans mari. Voilà la vérité concrète.
Ce coup a été tiré contre un révolutionnaire qui défendait la démocratie, la pluralité et la liberté. C’est pour anéantir cette audace que trois coups de feu ont été tirés.
« Nous te tuerons » disaient-ils. Les agresseurs racistes et fascistes qui arpentaient les couloirs lors du procès de Orhan Pamuk l’avaient pris pour cible principale, et c est surtout sa personne qu’ils avaient menacée. Parce qu’il redressait la tête et de plus était Arménien. Il était différent. C’est lui qu’ils ont abattu.
Nous étions allés ensemble à un colloque à Antalya. Une assemblée l’attendait de pied ferme dans la salle de conférence, agitant à la main des drapeaux turcs. Ils étaient venus pour le faire taire. Ils n’y sont pas parvenus. Avec son discours persuasif comme toujours, plein de sensibilité et d’amour, il a retourné l’assistance, l’a convaincue, et s’est joué de ce complot malveillant.

« Cette balle a été tirée contre la Turquie » dit-on souvent, et croyez-moi, c’est ce qui m’attriste le plus. Cette balle a atteint directement Hrant Dink. Mais n’avons-nous pas tous ensemble préparé les conditions de ce meurtre ?
Cette balle a atteint un révolutionnaire convaincu, déterminé et courageux. Ceux qui le connaissaient par la télévision, à travers ses écrits dans les journaux ou ses participations à des colloques étaient impressionnés. Et pour ceux qui le connaissaient de près, Hrant Dink était un enfant d’Anatolie au grand cœur, généreusement ouvert au partage.

Il dépistait les traces de la culture arménienne en Anatolie. Il parcourait les maisons anciennes, les décombres des églises détruites, touchait les pierres de ses mains, humait l’odeur des bâtiments et développait un lien affectif avec ces édifices ruinés. Il collectionnait les livres arméniens des quatre coins du monde, constamment à la poursuite de l’histoire. Lorsqu’on arpentait ensemble les villes d’Anatolie, il me montrait les maisons figurant un soleil arménien. Il inventait des mots sortis de son monde intérieur.

C’était une personne déterminée menant un combat pour maintenir sur pied une Histoire et une culture disparues. L’un de ses plus grands rêves était de fonder un institut de recherche arménien. Il avait acheté un immeuble pour cela. Il tenait cette résistance et cette détermination de son engagement révolutionnaire.

Hrant était le représentant d’une Histoire. Il était la voix déterminée d’une communauté silencieuse. Il était conscient que cela lui créerait des problèmes, et vivait dans la crainte.
Quand je lui demandais quelles précautions il prenait, il me répondait « Que puis-je faire ? Plutôt que de prendre ma propre voiture, je me déplace en taxi ».

Hrant Dink a été abattu. Et la façon dont nous l’avons envoyé à la mort est une évidence. Des journaux ont publié des articles agressifs, qui le prenaient pour cible. Des personnes ont ouvertement émis des accusations à son égard. Un groupe de procureurs a transformé ces accusations en procès. Des tribunaux l’ont condamné. Et la cour de cassation a confirmé sa condamnation.
Pendant le déroulement de tous ces procès, Hrant a constamment été insulté, injurié, menacé. N’est-ce pas le ministre de la justice de ce pays qui a employé le terme de « traîtres » pour désigner ceux qui ont organisé la « conférence arménienne » à laquelle a participé Hrant ? N’est ce pas le ministre de la justice de ce pays qui, en brandissant avec obstination l’article 301 du code pénal turc, a prêté main forte à ceux qui ont envoyé Hrant et certains intellectuels en première ligne ?

Hrant n’a-t-il pas affirmé « ils me tueront, en voici la preuve ». Et qu’a fait le ministère public de Sisli suite à cette mise en garde ? Et maintenant que le meurtre a eu lieu, il déclare « ne pas avoir pu trouver l’adresse de ceux qui ont proféré ces menaces ».

Ne demandez pas qui est le meurtrier. Ce meurtre est un assassinat collectif. Si la Turquie avait été un pays civilisé, le ministre de la Justice et celui de l’Intérieur auraient dû démissionner sur le champ. Pour que naisse un espoir nouveau, des changements s’imposent. Si chaque chose reste en l’état, point de délivrance possible. Le Procureur de la République de Sisli peut-il nous convaincre en disant qu’il n’a « pas pu trouvé l’adresse » ? Qui a mandaté l’adjoint au préfet d’Istanbul pour dire à Hrant Dink de « faire attention à ses écrits » ? Un sursaut est nécessaire. Des comptes doivent être rendus. Ce n’est pas en ne poursuivant que l’exécutant qu’on fait la lumière sur un tel assassinat. Nous voici maintenant tous orphelins de Hrant Dink. Rien ne pourra combler le vide laissé par cette absence et cette souffrance. Hrant Dink était le symbole courageux et résolu d’un héritage historique et d’une culture traversant les époques.

La nuit, les regards désespérés et les lamentations des siens dans cette maison endeuillée m’ont brisé le cœur.
Je me suis senti coupable. Moi aussi j’aurais voulu être là-bas et me fondre en tant qu’Arménien. Alors, j’aurais pu les comprendre. Peut être !

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