L’avocat Behiç Asci a entamé une grève de la faim au printemps dernier, le 5 avril. Il en est à présent à son 260e jour de jeûne. Protestant contre l’organisation carcérale de type F, il n’a pour l’instant reçu des autorités turques qu’un silence assourdissant. Il faisait lundi dernier la une du quotidien Radikal, puis mardi l’objet d’une intervention à l’Assemblée Nationale. Maître de Conférences à l’Université de Toulouse Le Mirail, Pascale Massé-Arkan nous alertait quelques jours plus tôt. Voilà l’appel qu’elle a choisi de lancer aujourd’hui dans les colonnes de TE.
Je veux dire tout d’abord et comme préalable que je suis absolument opposée à ce type d’action. Je sais que pour la majorité d’entre vous, vous l’êtes également. C’est une forme de protestation qui, sur le fond et dans tout ce qu’elle implique, me fait horreur, et je ne souhaite pas paraître ici soutenir un tel moyen de lutte.
Cela étant posé, en ce moment un homme est en train de mourir. On ne peut pas faire le silence autour de cette question et regarder ailleurs.
Qui est Behiç Asci ? Avocat depuis 1994 il travaille pour le « Bureau du droit pour le peuple » (Halkin hukuk bürosu), bureau d’avocats, fondé huit ans après le coup d’état militaire de 1980, qui prend en charge la défense de personnes inculpées sous des motifs politiques. Souvent menacés à une époque toute proche où les exécutions extrajudiciaires étaient fréquentes en Turquie, pour en connaître certains, je veux dire à quel point ces avocats ont fait preuve d’un courage remarquable. Ils l’ont, pour certains d’entre eux, payé cher : harcelés, inculpés d’appartenance à une organisation illégale, sous le coup de procès ouverts par les cours de sûreté de l’état (DGM), procès traînant de longues années, à chaque fois reconduits, ils vivent encore maintenant dans l’angoisse d’une condamnation à venir, d’une peine de prison qui pourrait bien à tout moment se concrétiser.
Prisons de type F
Cette forme de harcèlement psychologique au quotidien, c’est ce que, comme d’autres de ses collègues, l’avocat Behiç Asci a subi, simplement pour avoir voulu exercer son métier d’avocat : trois fois accusé par la cour de sûreté de l’état pour appartenance, ou aide à une organisation clandestine, deux de ces procès continuent encore à ce jour. Mais ce n’est pas contre cela que Behiç Asci s’élève.
Au mois de mai 2006, Behiç Asci a décidé d’entamer une grève de la faim pour protester contre l’isolement dans les prisons turques. En 2000 le gouvernement turc met en place les prisons de type F, ceci faisant partie d’une réforme qui aurait été demandée par l’UE afin de supprimer les anciennes prisons dortoirs, synonyme de promiscuité selon les normes européennes, et surtout du point de vue du gouvernement turc, ces prisons collectives favorisant l’activisme politique et le recrutement de nouveaux militants.
Les prisons de type F dont le projet est d’origine américaine, consistent en de petites cellules individuelles, où les prisonniers sont soumis à un isolement quasi permanent. Outre les effets évidents, destructeurs au plan psychologique, d’un tel isolement, celui-ci rend les prisonniers particulièrement vulnérables aux sévices des gardiens. En outre, toute une série de mesures humiliantes sont liées à ce type d’emprisonnement, comme des fouilles exercées trois à quatre fois par jour sur les prisonniers, l’interdiction d’échanger des livres, d’en avoir plus de trois, de posséder des albums photos, d’écouter de la musique avec walkman. Le courrier étant bien entendu lu, les lettres écrites aux proches ou à l’avocat sont confisquées si elles font mention de plaintes concernant le traitement subi.
L’avocat Behiç Asci a reçu le soutien de diverses organisations turques, organisations syndicales et ONG. L’ordre des médecins turcs a également pris position contre la pratique de l’isolement. Tous demandent au minimum que les portes de trois cellules soient ouvertes dans la journée afin que trois prisonniers puissent communiquer. Au-delà ils en appellent au ministre de la Justice, M. Cemil Ciçek, pour pouvoir avec les instances gouvernementales entamer une série de discussions avec diverses organisations à propos des prisons de ce type, de la question de l’isolement et des dommages psychologiques causés par ceci.
« L’enfer c’est l’endroit où l’on ne vous entend pas »
Mais le ministre de la Justice ne veut rien entendre. Récemment un groupe parlementaire de gauche du parlement européen, s’emparant de cette question, a envoyé un appel urgent au gouvernement turc concernant la situation de Behiç Asci, lui demandant, dans une formulation peu précise, d’agir et de protéger la vie de Behiç Asci. Or il s’agit d’exprimer non de vagues recommandations, mais de faire véritablement pression sur le gouvernement turc pour que soit mis un terme à ces pratiques d’isolement et pour ensemble, avec différents acteurs et organisations de la société civile, établir une plate-forme commune pour la mise en place de conditions minimum humaines dans les prisons turques, en conformité avec les normes européennes à ce sujet.
L’avocat Behiç Asci va probablement mourir. Même s’il cessait dès à présent sa grève de la faim, au 260e jour de celle-ci son corps en a subi des dommages irréparables. J’ai dit en préambule mon opposition à ce mode d’action. Depuis l’année 2000 il y a déjà eu 122 victimes de ce même mode d’action, mortes pour protester contre les prisons de type F. Il faut que cela cesse. Il faut à présent les entendre. Il faut surtout entendre la voix de ces prisonniers dont les cris de souffrance ne peuvent nous parvenir. Behiç Asci dit que « l’enfer c’est l’endroit où l’on ne vous entend pas ». Imaginez à présent que personne ne vous entende, ni vos protestations contre l’injustice, ni le respect de vos droits élémentaires, ni votre peine, que vous soyez seul, coupé de tout lien affectif, absolument seul pour des années à venir encore, avec cette souffrance à porter, que vous ne pourrez pas dire, que personne ne pourra entendre. Est-ce ainsi que peut vivre un humain ?
Il faut que le gouvernement turc accepte d’ouvrir le débat au sujet des conditions carcérales dans ce pays. Il faut que le parlement européen de son côté exerce une véritable pression pour que cesse ce scandale, pour que les normes et les valeurs dont prétend à tout venant se réclamer l’Europe ne soient pas de vaines paroles. On nous a beaucoup parlé de Chypre ces derniers temps, de l’ouverture ou non au commerce de ports et d’aéroports. Sur la question des droits de l’homme, des libertés, de la démocratie en revanche il y a eu un silence extraordinaire de l’Europe lors de son dernier sommet.
Et nous, qui sommes pour une Turquie européenne, qui promouvons une attitude d’écoute, qui essayons d’œuvrer pour l’échange, le débat, les rencontres, la communication entre les cultures, entre les personnes, allons-nous nous taire, et regarder ailleurs ?