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Brèves de comptoir au sujet d’un coup de feu

lundi 19 mars 2007, par Ali Bulaç, Tibère Geoffrey-Vaillant


© T.Geoffrey-Vaillant et Turquie Européenne pour la traduction
© Zaman 04/03/2007

Disons le sans détour : celui que le coup de feu a tué, c’est Hrant Dink. Des boniments du genre « c’est la Turquie qui a été touchée » sont des propos de comptoir et rien d’autre. Le feu brûle là où il tombe. Celui qui a perdu la vie, celui qui a été victime d’un assassinat, c’est Hrant Dink. Et ceux qui en ont le plus intimement souffert sont sa femme, ses enfants et ses amis.

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Après les propos de comptoir, venons en aux analyses de comptoir.

1) « Les auteurs sont ceux qui veulent semer des troubles en Turquie ».
Hrant Dink était un écrivain arménien. En Turquie vivent au plus 65 000 Arméniens. Penser que 65 000 Arménien vont se soulever et déstabiliser la Turquie, ça n’a pas de sens.

2) « La Turquie se mêle des affaires irakiennes avec le problème de Kirkouk. »
Là encore, ça n’a aucun rapport avec cet assassinat. Ce meurtre n’empêchera pas la Turquie d’agir comme elle l’entend ; si la Turquie doit entrer en Irak, elle le fera, ceux qui doivent en décider le décideront et ceux qui doivent l’approuver l’approuveront.

3) « Des projets de reconnaissance du génocide arménien sont à l’ordre du jour du parlement de certains pays et ce meurtre leur est lié. »
Ca non plus, ça n’a pas de cohérence logique. A ce compte, c’est la diaspora arménienne qui aurait dû tuer Dink. D’ailleurs certains l’insinuent. D’après un certain journal, on soupçonnerait l’assassin d’être « d’origine arménienne » !

C’est là un langage qui fait bien peu de cas du sort des individus et des victimes, qui méprise les droits de la personne assassinée et les préjudices des personnes lésées. Même le ministre des cultes, plutôt que d’affirmer que « nul ne saurait reprendre une vie que Dieu a donnée, qu’il s’agit là d’un grave péché », déclare que « l’image de la Turquie a été souillée ».
Eh bien non ! Aucune de ces déclarations n’est à mes yeux convaincante ni judicieuse. De plus, elles n’apportent aucun éclaircissement. Personnellement, je pense que l’on a voulu punir Hrant Dink, après l’avoir été désigné pour cible pendant des mois. Hrant Dink a été victime de l’article 301 et d’un sentiment de haine qui est allé en s’amplifiant pour se transformer en un véritable volcan et finalement exploser.
Pendant des semaines, Hrant Dink a été l’objet d’une campagne dans les journaux, où il était présenté comme l’ennemi des Turcs et de l’identité turque. (1) . Les plus hautes autorités ont affirmé à l’égard de ceux qui demandaient l’abrogation de l’article 301 qu’« ils nous poignardaient dans le dos ». Hrant Dink s’est retrouvé rejeté, satanisé et présenté comme le principal obstacle et un danger pour la stabilité et la pérennité de l’état.
Qu’un enfant de 17 ans, soit de son propre chef, soit qu’il fût l’objet d’une manipulation d’un groupuscule clandestin, décide de passer à l’acte et de venir à Istanbul pour abattre Hrant Dink, c’est là le résultat d’un climat pernicieux et d’une atmosphère haineuse.

Et notre cher journal titrait à tort que le meurtrier ne serait pas un « traître à la nation », mais qu’il aurait, selon lui ou selon l’opinion prédominante, au contraire agi pour supprimer « un traître dont il trouvait l’existence dommageable à la patrie ». Ce genre d’article se trompe de cible et rétrograde au rang de coupables secondaires le meurtrier et ses commanditaires. Une groupe de plus en plus nombreux, en confortant la thèse que la Turquie est cernée et en danger d’être morcelée, répand jour après jour un nationalisme agressif. En fait, il ne s’agit là même pas de nationalisme ; c’est l’expression d’un sentiment d’aigreur envers l’Occident.

Hrant Dink a été la victime sacrificielle d’une image construite pas les médias tout à fait contraire à la réalité. Sur le plan religieux, le Hrant Dink que je connaissais n’était pas pratiquant. Il était en conflit avec l’Arménie. Il n’a jamais fait l’apologie des lobby organisés par la diaspora ni de leur financement. C’était un Arménien brun, modeste et simple, aux chaussures percées. Ses racines étaient sur cette terre, il était attaché à ce pays et je sais qu’il n’aurait voulu ni vivre ni mourir ailleurs.

Quant à ceux qui disent « voyons ce que donne l’application de l’article 301 et ses conséquences », qu’ils regardent à terre le cadavre de Hrant Dink. Nous n’avons de cesse d’expliquer au monde entier combien nous sommes tolérants. Ce faisant, nous nous complaisons dans une auto-propagande. Des prêtres sont assassinés chez nous, les meurtres politiques ne sont jamais élucidés. Il faut prendre le temps d’examiner comment on en est arrivé à un tel climat ces dernières années à Trabzon. Nous sommes une société irritable et colérique, sans retenue, toujours prête a s’emporter, à décider sur le champ d’un lynchage. Nous sommes prisonniers d’une culture chargée de violence.
Je présente mes très sincères condoléances à sa famille et à ses amis.

(1) Türklük dans le texte : « turcité » ou caractère de ce qui est turc (Note du traducteur).

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