A quelques jours des élections législatives en Turquie, Baskin Oran, interviewé par les journalistes de Evrensel revient sur sa campagne, la nouveauté du phénomène des indépendants dans la vie politique et la société turques. Tout en continuant à briser les vieux discours sclérosés.
« Faire du kurde une langue officielle ? Et toutes les autres langues alors ? »
« C’est un devoir patriotique que de réduire les votes d’un parti qui défend le maintien de l’article 301 du code pénal. »
« C’est un immense honneur de diviser encore les suffrages accordés à un parti qui veut exiler les buveurs de raki en dehors des villes dans des zones rouges. »
Interview réalisée par Uğraş Vatandaş
On compte aujourd’hui plus de 700 candidats indépendants pour les élections du 22 juillet. Quelle est votre analyse du phénomène ?
Au cœur de ce phénomène se tient bien évidemment le barrage des 10% pour les partis politiques. Mais il ne s’agit là que d’une question technique. Il est une autre raison plus fondamentale encore. Que l’on en ait conscience ou non , les élections de 2007 vont représenter pour la vie politique turque le début d’un très important tournant. Le pays a compris que les partis n’étaient plus en mesure d’apporter des solutions satisfaisantes aux problèmes qui se posent. Et dans le même temps, les gens se sont dits qu’ils voulaient faire entendre leurs voix et ce, quel qu’en soit le prix. Et ces deux phénomènes ont convergé : c’est cela qui se tient principalement à l’origine de la multiplication des candidatures indépendantes. Et puis il est deux sortes de candidature indépendante : les candidats qui viennent d’un parti incapable d’atteindre les 10% au niveau national et qui se lancent dans la compétition de manière indépendante. Puis il y a tous les indépendants vraiment indépendants qui sont la voix de la société civile. Je suis l’un d’eux.
Comment avez-vous décidé de devenir candidat ?
Je n’ai pas décidé. C’est une décision qui incombe complètement à la société civile. On a voulu que je sois candidat sur la base de la décision majoritaire obtenue après consultation de 6500 personnes. Ils ne m’ont pas laissé le choix. Il n’était pas possible de refuser cette mission historique. Et moi, pour ne pas briser les espoirs des futurs candidats indépendants lors de prochaines élections, je me suis tout de suite posé la question de savoir si c’était jouable. On m’a dit que les comptes avaient été faits et qu’on travaillerait beaucoup. Parce que pour un indépendant, il n’y a pas de barrage. Dans cette seconde circonscription d’Istanbul qui compte 2 millions d’électeurs, si j’obtiens 65 000 votes alors je suis élu.
Qui est cette société civile qui vous a choisi ?
Toutes les associations de cette véritable société civile qui a surgi en réaction au régime du 12 septembre (du coup d’Etat de septembre 1980). A l’origine, on trouve tous ceux qui ont voulu que l’on fasse la lumière sur le scandale de Susurluk, cette initative pour la paix qui a lancé l’idée d’une minute de lumière (en 1997, en réaction au scandale de Susurluk ayant mis en évidence les liens entre la mafia, la politique et la contre guérilla, la société civile turque avait lancé l’idée d’allumer chaque soir à la même heure au balcon de chaque maison, une bougie, symbole de lumière et de justice). Puis à ce mouvement sont venus se greffer nombre d’autres initiatives : les globalistes de Küresel Bak, les Jeunes Civils, les militants de « dis Stop ! » ; puis des partis aussi : l’EMEP, le SDP, HAKPAR et le DTP nous ont aussi apporté leur soutien. Ensuite, bien que le DTP (Parti pour une Société Démocratique, pro-kurde) ne nous ait pas officiellement retiré son soutien, trois jours après mon dépôt de candidature, un candidat du DTP s’est présenté dans la même circonscription.
Vous êtes vous entretenu avec le DTP après cette annonce de la candidature de Doğan Erbaş ?
Pour ne rien vous cacher, nous avons été très surpris. Nous avons été attristés mais nous n’en avons pas pensé plus. Nous attachons beaucoup d’importance à ce que la voix des Kurdes puisse être entendue au sein de l’assemblée. Et puis il y a ce problème du DTP qui doit être traité et solutionné au sein du DTP. Nous nous sommes entretenus avec tous ceux qui nous soutiennent. Mais nos entretiens n’ont pas pu avoir lieu au plus haut niveau des instances de ce parti.
Le DTP a déclaré que la candidature de Doğan Erbaş résultait du fait que l’électorat était assez remonté contre certaines de vos déclarations. Et vous nous dites que le DTP ne vous a pas retiré son soutien…
Mais l’électorat du DTP vient à moi en m’annonçant qu’ils voteront pour moi. Je n’en sais rien après tout : il y a électorat et électorat. M. Erbas a avancé certaines raisons à sa candidature ; si celles-ci leur paraissent satisfaisantes, pour nous le problème est réglé. Mais des instances du DTP rien n’est venu, et pas même l’annonce du retrait de leur soutien. Nous attachons une grande importance à ce parti dans le cadre de la vie politique turque.
Parce que si les Kurdes ne rentrent pas au Parlement alors ils partent dans les montagnes. Et ils ne le font pas par plaisir ou pour aller faire un peu de sport.
Comment se passe la campagne ? Quelles sont les réactions de l’électorat à votre candidature ?
Je perçois un intérêt de la part des gens, un intérêt auquel je ne m’attendais pas ; que je n’espérais même pas. Les gens viennent m’embrasser en pleurs. Ils sont décidés, quel qu’en soit le prix, à faire entendre tout ce qu’ils ont à dire. C’est formidable que nous ayons pu voir une telle Turquie. Tous ces gens me touchent énormément. Cela fait très peur. Mais donne autant de courage. Il est impossible de ne pas communiquer le courage à partir du moment où l’on dit ce que l’on a à dire avec courage.
Que pensez-vous faire à l’Assemblée si vous êtes élus ?
Mon objectif principal c’est d’y faire entendre la voix des exclus et des opprimés. Cette voix on l’entend aujourd’hui dans la rue, devant le lycée Galatasaray par exemple. Imaginons que nous sommes en train de franchir un précipice sur un pont de corde. Ce pont de corde est relié d’un côté aux Mères du Vendredi (les mères de disparus dans l’Est du pays se réunissent publiquement tous les vendredis) et de l’autre au point auquel je pourrais le relier à l’Assemblée. La voix que je ferai entendre là-bas fera écho à celle que l’on entend ici.
Ceci s’est déjà produit en Turquie lorsque le TIP (Parti des Travailleurs de Turquie) est entré à l’Assemblée en 1965. Nous sommes en quelque sorte les héritiers du TIP. La voix qu’il a porté a tant dérangé qu’on en a blessé les députés à coups de crosse de pistolet. Parce que le TIP brisait le discours officiel. Les partis de l’ordre établi ont été profondément mis mal à l’aise ; d’un côté, ils ont frappé Cetin Altan de la crosse d’un pistolet, de l’autre ils ont proclamé l’existence d’un centre gauche, pour couper l’herbe sous le pied du TIP. De nous, l’un dit que « tout vote qui leur est accordé l’est en pure perte », l’autre que « ils divisent les votes ». Il n’y a pas de barrage pour nous : un vote qui nous est accordé l’est-il dans le vide ?
Et puis de l’autre côté, s’il est bien question de diviser les votes, alors c’est un vrai plaisir. C’est une mission patriotique que de diviser les votes d’un parti qui défend l’article 301 du code pénal. C’est un immense honneur que de diviser les votes de tous ces gens qui veulent traîner tous les buveurs de raki en dehors de villes, dans des zones rouges. Moi, je divise les diviseurs : « bölücüleri bölüyorum ».
Ces derniers jours, on a parlé de corde à pendre (Öcalan, chef du PKK emprisonné) dans la campagne. Qu’en pensez-vous ?
J’ai du mal à rattacher de telles déclarations à M. Bahçeli (président du MHP, Parti de l’Action Nationaliste, extrême droite, qui a attaqué le gouvernement en place sur la question de la condamnation de Öcalan). Il a dû suivre les conseils de ses conseillers. Parce que Bahçeli est un homme d’Etat, quelqu’un de sérieux. Il est parvenu à retirer de la rue et des coups de force les éléments les plus extrémistes de son parti. S’il avait vraiment joué à ce petit jeu de la corde à pendre, la Turquie aujourd’hui ne serait que sang et larmes. De ce point de vue, Bahçeli est un homme qui a servi la Turquie. C’est grâce à lui que dans une certaine mesure la Turquie a été préservée du bruit des armes.
Quel est le programme dans ces dernières semaines de campagne ?
Nous allons mener deux types d’action. Primo, vers les médias. Deuzio, vers l’électorat. Nous pouvons nous adresser à l’électorat lorsque nous sommes invités à des manifestations de masse. Ensuite nous visons les faubourgs. Pour cela, il faut faire preuve d’une plus grande organisation : nous comptons sur les chefs de quartier et sur les associations. Nous n’avons pas de problème quant à ce qui est du centre ville : Beyoğlu, Şişli, Teşvikiye, Cihangir, Beşiktaş... D’ailleurs Besiktas n’est rien d’autre que notre bastion.
Un meeting est-il prévu ?
Nous prévoyons d’organiser une sorte de manifestation populaire dans un stade. Mais tout cela coûte cher. C’est pourquoi nous avons créé l’association de soutien à Baskin Oran. Nous réglons nos problèmes de financement de la sorte. Les gens contribuent individuellement.
Quelles seront vos relations avec les autres indépendants si vous êtes élu ?
Nos relations ne pourront être que radieuses pour autant qu’ils proposent des choses qui me conviennent. Par exemple, la mairie de Sur (Sud-Est) a pris la décision de fournir un service public multilingue. Je soutiens ce genre d’initiatives. Mais si les gens du DTP souhaitent que le kurde devienne langue officielle à côté du turc, alors je ne serais pas d’accord. Quid des autres langues alors ? Nous ne sommes pas ici pour compter les têtes. Nous ne faisons le compte des exclus et des opprimés.
Et à l’Assemblée, nous pouvons également avoir ce genre de fonction : dans les autres partis, j’ai beaucoup d’amis et de proches politiquement. Nos idées se recoupent complètement. Et je suis persuadé que nous pouvons créer une sorte de groupe semi-officiel. Et ce groupe contraindra les autres partis à prêter l’oreille à la voix de tous ceux que l’on n’écoute pas. C’est aussi une sorte de dialogue entre les partis que ce groupe pourra favoriser. Il sera possible grâce à nous de se débarrasser des oppositions partisanes stériles.
Dans cette campagne, les partis de l’établishment tentent de s’affaiblir les uns les autres en jouant sur le nationalisme ?
Le plus grand discours tout fait est le nationalisme. Ils ne se rendent pas compte qu’ils ne contribuent qu’à renforcer le camp d’en face. Par exemple, l’un des partis parle d’une lutte entre laïcs et religieux. Et dis aux électeurs de choisir entre l’un ou l’autre. Ils ne se rendent même pas compte que cette attitude contraint les électeurs à se tourner de l’autre côté.
Et c’est une situation qui me rapporte aussi des voix. Nos soutiens les plus solides nous viennent des gens qui disent : « parce que je suis dégoûté du CHP(gauche nationaliste), j’aurais voté AKP ; mais c’est dur à avaler. Heureusement que tu es là, tu nous a sauvés d’un sacré dilemme. » Ou bien encore : « parce que j’ai peur de l’AKP, je dois absolument voter pour le CHP, mais c’est dur à avaler. » Voilà ma vraie réserve de voix.