Puisque le temps politique actuel n’est plus ni au débat ni à la discussion et encore moins à la critique ; puisque les temps sont aux terrorismes de tout poil et tout acabit, le choix qui s’impose de lui-même est celui du silence.
Mais puisque nous sommes ici, sur TE, à la fois bavards et opiniâtres, nous profèrerons tout de même quelques mots. De bouche en bouche.
Quelques lectures m’ont récemment mené du côté, non pas de chez Swann mais de Conrad. Au cœur des Ténèbres. Rien à voir, mais rien à voir du tout avec la Turquie. Vous pouvez poursuivre votre lecture. Auteur ukraino-polonais de langue littéraire anglaise. Narration sans repère géographique précis mais qui laisse deviner une certaine « teinte » africaine.
L’histoire ? Celle, personnelle, que Marlow, un marin anglais, conte à trois de ses compagnons de bord et qui l’a mené jusqu’au cœur des Ténèbres. Au plus profond d’un continent de savanes et de jungles, au cœur d’une « sauvagerie » sans nom et sans âge. Au cœur des plus profonds parmi les souvenirs premiers – les souvenirs fondateurs - de l’humanité.
Au cœur d’une folie qui déborde l’homme et le dévore, le rend absurde lui et ses manières – ses afféteries - de civilisation.
Marlow – Conrad est un observateur hors pair :
« On n’y voyait pas même une baraque et ils bombardaient la brousse. Apparemment les Français faisaient une de leurs guerres dans les parages. Le pavillon du navire pendait mou comme un chiffon ; les gueules des longs canons de six pouces pointaient partout de la coque basse ; la houle grasse, gluante le berçait paresseusement et le laissait retomber, balançant ses mâts grêles. Dans l’immensité vide de la terre, du ciel et de l’eau, il était là incompréhensible à tirer sur un continent. Boum ! partait un canon de six pouces ; une petite flamme jaillissait puis disparaissait, une petite fumée blanche se dissipait, un petit projectile faisait un faible sifflement et rien n’arrivait. Rien ne pouvait arriver. L’action avait quelque chose de fou, le spectacle un air de bouffonnerie lugubre… » [Au cœur des ténèbres, GF Flammarion, p100-101]
Tout au bout, au bout de ce fleuve de mémoire et d’imagination sur lequel il convient de glisser – de surfer - au mieux, se tient sans doute l’origine des mythes et des croyances. Mais au-delà, un homme, Kurtz… Dont la voix importe tant à Marlow.
Pour le capitaine Willard ce sera le visage du Colonel Kurtz, l’image improbable de la folie. Apocalypse now, Francis Ford Coppola. Libre adaptation de la nouvelle de Conrad.
La bouffonnerie dépeinte par Conrad se tient dès le début du film dans l’incroyable mise en scène mise en abîme des scènes de guerre : l’accumulation à tous les plans de machines de guerre (terrestres, aériennes, navales) allant de-ci de-là dans le plus grand des désordres tend à montrer que le déploiement de forces ne tient en fait que dans le déploiement… de forces. Dans sa propre mise en scène, sa théâtralité.
« C’est l’arc électrique » lâche le capitaine Willard avant de braquer ses jumelles sur ce capharnaüm. Les feux de la rampe pour un Colonel Killgore, chef de la cavalerie aéroportée, tout en surface et roi des surfeurs.
Mais trêve de plaisanteries. L’arc électrique de son imagination et de ses souvenirs, Willard le franchit en laissant derrière lui le dernier pont de réalité qui le sépare encore de Kurtz et de son monde. Kurtz le reçoit ; Kurtz souffre et sait sa fin proche. Il a besoin d’un légataire. Ce sera Willard, qui mettra lui-même fin aux souffrances de son hôte et géôlier.
Chez Conrad, Marlow achève sa quête dans une scène irréelle qui le voit porter un Kurtz agonisant et pesant jusque sur son bateau : le voici chargé de toute la pesanteur de la folie d’un homme qui s’y est abandonné. Ainsi Willard qui triomphe de Kurtz, sa folie, les souvenirs qui le hantent, même ceux qui ne lui appartiennent pas en les maîtrisant, en se les appropriant.
Deux héros, Marlow et Willard qui triomphent de leur folie ou du moins gagnent le bénéfice d’une sagesse et d’un calme précaires et conscients en acceptant résolument de faire face à ce qui les hante dans ce grand vide du temps, des souvenirs et - peut-être - de l’histoire.
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Toute ressemblance avec des situations connues est, comme de bien entendu, absolument fortuite.