Dans le cadre d’un entretien avec Mme Nese Düzel, Baskin Oran explique les raisons de sa candidature ainsi que tout ce qu’il souhaite pour la Turquie.
Baskin Oran, pourquoi ?
Les démocrates turcs se retrouvent aujourd’hui pris, politiquement parlant, entre le marteau et l’enclume. Avec d’un côté des partis prétendument de gauche qui n’en ont que pour un coup d’Etat militaire, et de l’autre un parti au pouvoir, l’AKP, qui défend la perspective européenne tout en entretenant quotidiennement les tensions religieuses.
Les démocrates cherchant un parti pour lequel voter dans lors des élections à venir se sont posés la question de savoir comment dépasser cette impasse dans laquelle ils se trouvaient. Et puis un groupe d’intellectuels a développé cette formule des candidats indépendants portés par une campagne commune. Le politologue Baskin Oran a donc été porté à la candidature dans la seconde circonscription d’Istanbul. « C’est un groupe créé ad hoc lors de la campagne de refus lancée lors du projet de participation de la Turquie à l’invasion de l’Irak en 2003. Ce n’est même pas une association. Nous avons de temps à autre lancé des pétitions en faveur de la paix et de la démocratie. Quand on m’a appelé pour me dire que l’unanimité se faisait sur mon nom, je n’ai pas pu dire non. Et j’ai fait acte de candidature sans aucun lien avec quelque parti que ce soit. L’ÖDP (Parti de la Liberté et de la Solidarité) ainsi que le DTP (Parti pour une Société Démocratique, pro-kurde) ont tous les deux annoncé qu’ils me soutiendraient », déclare Baskin Oran.
Mais l’opposition contre l’UE augmente considérablement parmi les intellectuels ces derniers temps. Les slogans des dernières manifestations étaient « Ni l’UE, ni les Etats-Unis ». Comment expliquez-vous l’opposition européenne des intellectuels ?
Leur principale qualité n’est-elle pas qu’ils soient kémalistes ? Je leur rappellerai que les réformes kémalistes se limitent à la traduction de certaines lois. Les discours que tiennent aujourd’hui ces intellectuels étaient prononcés dans les années 1920 par ceux que nous appelons « les réactionnaires ». A l’époque, ces gens s’opposaient au kémalisme, de nos jours à l’UE. Pourtant, les réformes européennes s’inscrivent dans la continuité du kémalisme. C’est sa version des années 2000. De plus ces « intellectuels » ont totalement déformé la notion d’anti-impérialisme. Ne comprenant rien aux relations internationales, ils déclarent s’opposer à l’impérialisme européen et américain. Ils ne se rendent pas compte qu’ils nous condamnent au terrible monopole des Etats-Unis.
Mais on dit que certains militaires ont proposé une alliance avec la Russie. Si la Turquie déclare qu’elle ne veut ni de l’UE, ni des Etats-Unis et qu’elle établit une alliance avec la Russie, quelles en seront les conséquences ?
Quand nous prononcions de tels discours dans les années 1960 et 70, on nous mettait en prison en nous accusant d’isoler la Turquie dans le monde. Aujourd’hui, ces gens se sont entièrement livrés au FMI et considèrent la Russie, qui s’oppose seulement verbalement aux Etats-Unis, et la Chine qui essaie de se sauver en adhérant à l’Organisation mondiale de commerce, comme des alliées de la Turquie. Je suis abasourdi devant leur pouvoir d’imagination. Qu’ils ne disent pas qu’ils sont kémalistes, s’il ne sont pas occidentalistes. Si la Russie et la Chine constituent à l’avenir un bloc suffisamment puissant, la Turquie pourra alors commencer à utiliser automatiquement l’Orient comme un facteur d’équilibre face aux Etats-Unis et à l’UE. Toutefois, il n’existe aujourd’hui aucune puissance orientale dans le monde qui pourrait être utilisée comme une force d’équilibre. Si nous écartons l’UE, il restera seulement le monopole américain.
Si l’alliance avec la Russie ne se conforme pas à la conjoncture actuelle, pourquoi certains la proposent-ils quand même ?
Ces gens ne sont ni occidentalistes, ni kémalistes. Ce sont les défenseurs du statu quo. Ils essaient de contrôler d’une part les masses populaires en disant que la laïcité est en danger, et d’autre part les élites avec le « nationalisme ». Ils considèrent la laïcité comme une religion. Ne voyez-vous pas le parallélisme entre les propos de Mustafa Kemal et les paroles de Mahomet, le Mausolée et la Kaba, le Discours [Nutuk de M. Kemal] et le Coran ? Les paroles de Mahomet sont divisées en deux groupes : les authentiques et les apocryphes. Les propos de Mustafa Kemal font également l’objet d’une telle distinction. Par exemple, il n’a jamais dit « Remettez mon corps aux médecins turcs » ou le « communisme doit être écrasé partout où on le voit. » Peut-on gouverner un pays de cette manière ? Si Mustafa Kemal revenait aujourd’hui, il chasserait ces kémalistes à coups de bâton.
Que pensez-vous des dernières manifestations ?
Il faut faire la distinction entre les organisateurs des manifestations et les participants. Ceux qui ont participé à ces manifestations étaient en fait ceux qui ont peur, et les organisateurs étaient très précisément ceux qui alimentent cette frayeur. Les gens se sont déversés dans les rues pour exprimer cette peur et pour s’en libérer. Pourtant, ceux qui ont organisé les manifestations, notamment le président de l’association de la pensée kémaliste et l’ancien commandant de la gendarmerie, ont encouragé ces gens descendus dans la rue pour alimenter la peur et pour perpétuer la pression de l’Etat. En fait, ils ont appelé les gens pour leur faire encore plus peur. A l’avenir, ils utiliseront ces manifestations comme un motif social pour les mémorandums et les coups d’Etat. Pourtant, ceux qui avaient participé aux manifestations avaient peur du contrôle des communautés religieuses [cemaat]. Vous savez que c’est le nom d’une communauté dont l’idéologie est la religion. Ce groupe social est un vestige de la période féodale. Les gens veulent se débarrasser de cette peur des communautés religieuses. Certains pensent même que seule la pression de l’Etat permettra de mettre fin à la pression des communautés religieuses.
Les millions de personnes qui se sont rassemblés sur les places étaient opposés à l’AKP, mais soutenaient-ils un coup d’Etat ?
Pas la grande majorité. Mais il faut être conscient d’une chose : le nationalisme n’existe pas en Turquie. Il y a l’étatisme. En Europe occidentale, la nation s’est d’abord formée, puis elle a fondé son Etat. En Turquie, c’est l’inverse qui s’est passé : l’Etat a été d’abord fondé, puis cet Etat a essayé de créer sa propre nation. Quand une personne déclare en Turquie qu’elle est nationaliste, elle est en fait étatiste. Sa fidélité ne sera pas à la nation, mais à l’Etat. Il est vrai que l’Etat a en grande partie construit la nation, mais cela n’a pas encore été achevé. Si le slogan « Heureux qui se dit turc ! » avait pu être modifié dans les années 2000 en « Heureux qui se dit de Turquie [Türkiyeli] », la création de la nation aurait été complétée.
Dans son dernier mémorandum, l’armée a déclaré que celui qui ne disait pas « Heureux qui se dit Turc » était l’ennemi de la Turquie…
C’est du séparatisme. Ce mémorandum commet au moins 6 à 7 délits qui sont passibles d’une peine de prison de deux ans à la perpétuité. Un Arménien est-il obligé de dire qu’il est Turc ? Un Kurde pourra-t-il dire qu’il est Turc ? Ce mémorandum exclut les non musulmans et les Kurdes. C’est du séparatisme. 15 millions de Kurdes dans ce pays ; ce qui correspondant à 1/5e de la population. 1/700e des habitants de ce pays sont des non musulmans. C’est la raison pour laquelle l’Etat n’arrive pas à appliquer la laïcité. Il a constamment recours à la force brutale, car s’il n’existe pas une diversité religieuse dans un pays, la religion devient une force monolithique face à l’Etat. La raison pour laquelle la laïcité s’est facilement établie dans les pays occidentaux était l’existence des protestants et des catholiques ; c’est-à-dire le fait qu’il n’existe pas une seule force face à l’Etat. Mais, les non musulmans ont été anéantis en Turquie. Les Alévis ont été écartés du système. En fait de compte, l’islam sunnite se dresse comme un spectre face à l’Etat. Quant à ce dernier, il a constamment recours à la violence.
A votre avis, le danger de charia existe-t-il ?
Non, il n’existe aucun danger de charia, car ces gens ne défendent plus la charia. Ces gens constituent désormais la petite bourgeoisie. La querelle qui existe actuellement n’a rien à voir avec la religion. C’est la lutte des petits bourgeois. Elle est le résultat de la montée en puissance de ce qu’on appelait « les capitaux anatoliens » [ou capitaux verts] qui se dressent à présent comme une « nouvelle élite » face aux anciens élites qui gouvernent le pays depuis les années 1930. La petite bourgeoisie n’est pas une classe, c’est une couche sociale. Et elle se divise en deux. On appelle « intellectuelle » l’aile qui a fait des études et « commerçant », celle qui n’en a pas fait. En vérité, ces derniers ont ensuite fait des études universitaires, mais comme ils s’occupent de commerce, ils restent « commerçants ». Jusqu’à ce jour-là, l’aile intellectuelle dominait le pouvoir. Aujourd’hui, les commerçants demandent également à gouverner. C’est ce qui fait peur, car les « commerçants [esnaf] » continuent à porter sur eux « l’islam et le conservatisme ». Pourtant, cet islam s’est totalement « domestiqué », car depuis qu’ils ont rejoint la bourgeoisie, les commerçants pensent seulement à maximiser leurs avoirs.
Et le danger de l’islam modéré, n’existe-t-il pas ? N’y a-t-il pas le risque que la vie devienne plus conservatrice et que la pression conservatrice augmente ?
Ce n’est pas un danger potentiel. C’est la situation actuelle. La pression des confréries se ressent bien évidemment dans les bourgs et les banlieues des grandes villes. Mais cette pression ne va pas augmenter avec le temps. Parallèlement à l’élévation du niveau de ces gens, la pression des confréries va diminuer. Malheureusement, cette élévation de classe augmente également la peur des masses populaires. Pourtant, le conservatisme a cru autant qu’il le pouvait. Les enfants de ces gens ne vont plus prendre l’islam comme référence. De plus, la participation à l’administration permet d’apprivoiser ces milieux. Il ne faut pas avoir peur. Quand les gens déclarent que la laïcité est en danger, ils s’opposent au fait que la confrérie réprime l’individu, mais les mêmes gens devraient également s’opposer à ce que l’Etat opprime l’individu. Ils doivent se rendre compte qu’ils ouvrent la voie à l’oppression de l’individu par l’Etat, en affirmant qu’en cas de nécessité, l’armée pourra protéger la laïcité. Ils doivent combattre aussi bien la pression des confréries que celle de l’Etat.
La Turquie quittera-t-il l’Occident pour rejoindre un nouveau camp ?
Une chose pareille est impossible. La place de la Turquie est et sera toujours l’Occident. Elle ne renoncera jamais à la civilisation contemporaine. On parle d’une alliance avec la Russie, parce que la démocratie n’existe pas dans ce pays. S’il y avait eu la démocratie en Russie, nul ne parlerait d’une pareille alliance. Pourquoi sommes-nous anti-occidentaux ? Parce que nous sommes anti-démocrates. Pourquoi sommes-nous pro-russes ? Parce qu’il n’y a pas la démocratie là-bas.
Existe-t-il un risque de coup d’Etat à votre avis ?
Non, mais le danger d’une ingérence dans la politique existera tant qu’il y aura les pachas sans uniforme parmi les civils. Ma parole, ces gens ne craignent pas l’islam. Ils [les hauts fonctionnaires civils et militaires] ont peur qu’une nouvelle classe venue des plus basses couches de la société réclame le pouvoir. Ces gens ont peur de partager le pouvoir. Quant à la grande bourgeoisie, elle a peur de tout. Elle craint que les élites d’autrefois et les nouvelles élites rompent la corde en tirant trop dessus. Il est possible de voir cette approche dans les déclarations de la Présidente de la TÜSIAD [grand patronat turc, libéral et pro-européen] : « Bouffez-vous le nez autant que vous voulez, mais ne nuisez pas à la stabilité. Organisez des élections. Ne laissez pas les marchés se détériorer. »
Les élections auront-elles lieu ?
Il faudra faire exploser bien des bombes pour empêcher les élections d’avoir lieu. Je ne pense pas qu’on puisse en faire exploser autant. Le passé du gamin qui a commis l’attentat à Ankara est très obscur. Il y existe une période où on ne sait pas où il était et ce qu’il faisait. Il est clair qu’il a été instrumentalisé. Il est important de déterminer par qui…
Qui votera pour vous d’après vous ?
Tous ceux qui disent qu’ils sont opprimés et exclus et qu’on fait taire… Tous ceux qui demandent l’instauration du droit et de la démocratie dans ce pays… Tous ceux qui souhaitent être des individus libres.
FIN