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« Atatürk se serait défait de tous ces kémalistes ! » (1)

lundi 18 juin 2007, par Neşe Düzel

Dans le cadre d’un entretien avec Mme Nese Düzel, Baskin Oran explique les raisons de sa candidature ainsi que tout ce qu’il souhaite pour la Turquie.

- Baskin Oran, pourquoi ?

Les démocrates turcs se retrouvent aujourd’hui pris, politiquement parlant, entre le marteau et l’enclume. Avec d’un côté des partis prétendument de gauche qui n’en ont que pour un coup d’Etat militaire, et de l’autre un parti au pouvoir, l’AKP, qui défend la perspective européenne tout en entretenant quotidiennement les tensions religieuses.
Les démocrates cherchant un parti pour lequel voter dans lors des élections à venir se sont posés la question de savoir comment dépasser cette impasse dans laquelle ils se trouvaient. Et puis un groupe d’intellectuels a développé cette formule des candidats indépendants portés par une campagne commune. Le politologue Baskin Oran a donc été porté à la candidature dans la seconde circonscription d’Istanbul. « C’est un groupe créé ad hoc lors de la campagne de refus lancée lors du projet de participation de la Turquie à l’invasion de l’Irak en 2003. Ce n’est même pas une association. Nous avons de temps à autre lancé des pétitions en faveur de la paix et de la démocratie. Quand on m’a appelé pour me dire que l’unanimité se faisait sur mon nom, je n’ai pas pu dire non. Et j’ai fait acte de candidature sans aucun lien avec quelque parti que ce soit. L’ÖDP (Parti de la Liberté et de la Solidarité) ainsi que le DTP (Parti pour une Société Démocratique, pro-kurde) ont tous les deux annoncé qu’ils me soutiendraient », déclare Baskin Oran.


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- Vous êtes candidat à la députation dans la seconde circonscription d’Istanbul, dans le cadre de ce projet de candidats communs indépendants de gauche. Votre candidature signifie-t-elle que vous entrez en politique ou que vous protestez contre l’ordre politique actuel ?

Pour protester contre l’ordre politique existant. Je me considère comme le porte-parole de ceux qui se sentent exclus et opprimés, dont le sentiment de confiance en soi a été ébranlé et qui ont été constamment maintenus en proie à la paranoïa de Sèvres. Les Alévis, les Kurdes, les minorités, les Tziganes, les femmes, les jeunes, les jeunes filles qui ne peuvent pas aller à l’université avec leur voile, les ouvriers, les non-syndiqués, les chômeurs, les homosexuels, les travestis, les pauvres, les handicapés, les écologistes, etc. Ces gens essaient de faire entendre leur voix sur les forums Internet et listes de diffusion mail, voire sur les places publiques. Il est très important qu’ils puissent également être entendus à l’Assemblée.

- Etant donné que vous n’êtes le candidat d’aucun parti, cela signifie que vous ne vous sentez proche d’aucun d’eux. Quel serait le parti le plus proche de vos idées ?

Un parti qui serait le porte-parole de ces gens ; mais je juge plus important d’être candidat indépendant. L’AKP présente de tels candidats aux prochaines élections qu’au-delà de partager certaines idées, ces gens sont plus radicaux que moi. Une atmosphère peut se constituer à l’Assemblée où des gens aux idées plus démocrates pourraient constituer de facto un groupe sans quitter leur parti. Ce serait une véritable révolution sous le toit de l’Assemblée.

- Que souhaitez-vous pour la Turquie ?

Je souhaite qu’en Turquie, l’Etat ne se mêle pas de toutes les affaires de ses citoyens. Je souhaite que la liberté d’expression ne soit pas limitée tant qu’il n’est pas question de sujets tels que la haine, les injures ou la pédophilie. Je souhaite que les gens ne soient pas exclus en raison de leurs idées et de leur sexe. En bref, je souhaite que le droit européen soit appliqué en Turquie. C’est aussi simple que cela. Le droit européen a quelque peu pénétré en Turquie.

- Mais il n’est pas appliqué.

La liberté d’expression a été instaurée grâce aux réformes réalisées de 2001 à 2004, mais elle n’est pas appliquée. Au contraire, les dispositions destinées à protéger les groupes défavorisés sont appliquées contre ceux qui expriment leurs idées. Après notre rapport sur les droits de l’homme, un député nous a dit « S’ils veulent connaître qui sont leur père, ils devraient le demander à leur mère. » Une telle expression ne sera jamais utilisée dans une dispute en Turquie. Vous risqueriez d’être tué. Cet homme a pu proférer de telles paroles et la Cour de cassation l’a acquitté. Et c’est ce genre de situation qui peut vous obliger un jour à « prendre le maquis ». Je ne vais pas le faire, mais je pourrais me présenter à l’Assemblée. C’est ce que je vais faire d’ailleurs. Ceux qui n’ont pas la possibilité de se présenter à l’Assemblée sortent du système. Car il existe seulement deux possibilités en politique ; soit vous introduisez l’opposition dans le système et vous réalisez des réformes, soit vous l’excluez.

- L’armée a remis un mémorandum à l’AKP. Les autres partis n’ont pas défendu un groupe civil représenté à l’Assemblée. Quelle est votre position à ce sujet ?

A ceux qui disent « la laïcité peut être protégée par l’armée en Turquie et doit l’être », je dirai juste « que dieu nous protège ». Il existe tant de pachas sans uniforme en Turquie…

- La Turquie peut-elle contenir l’armée hors de la scène politique grâce à ses propres dynamiques et ce sans être partie prenante du monde actuel, sans faire les efforts nécessaires pour devenir membre de l’UE ?

Elle ne le pourra pas. Le retour de l’armée dans ses casernes et à ses fonctions essentielles qui sont la protection de la Turquie face aux dangers extérieurs a été possible avec les paquets d’harmonisation et les amendements constitutionnels de 2001 à 2004. Par exemple, le nombre de membres civils du MGK [conseil de sécurité nationale] a été augmenté. De plus, les décisions du Conseil ne sont plus contraignantes. La représentation de l’état-major au sein du YÖK [Conseil de l’enseignement supérieur] a été abolie, etc…

- Qu’est-ce qui a vraiment changé alors ? L’armée a encore une fois remis un mémorandum à un gouvernement civil.

Après tous ces changements, la lettre « e » a été placée devant le mot mémorandum. La publication du texte sur le site Internet de l’état-major n’est pas liée au développement de la technologie, mais au fait pour l’armée de retourner à ses véritables fonctions. N’oubliez pas que ce mémorandum a été l’objet de revues humoristiques. Et pour la première fois, un gouvernement s’est dressé face au mémorandum. Il est vrai que le gouvernement aurait dû démettre de ses fonctions le chef d’état-major en envoyant une lettre au Président de la République, démissionner et convoquer des élections immédiates, si le Président refusait de la signer. Mais le gouvernement ne l’a pas fait. Néanmoins, le mémorandum a été enlevé du site Internet de l’état-major.

- Mais il a été remis après ?

Quand les journaux ont signalé le développement, le mémorandum a été placé dans les archives de l’état-major. Tous ces événements prouvent que les réformes européennes n’ont pas été réalisées en vain, que le droit positif est en évolution et qu’il commencera petit à petit à être appliqué. Nous sommes un Etat de 650 ans. Que signifient 5 à 10 ans dans la vie d’une nation ? Les changements vont prendre du temps. L’arrivée d’individus qui pensent vraiment librement et de manière indépendante à l’Assemblée permettra d’accélérer l’application par les tribunaux des modifications légales. Dans les pays peu développés, les dynamiques internes sont très faibles. De ce fait, elles sont encouragées de l’extérieur. La révolution kémaliste des années 1920 a été entièrement encouragée de l’extérieur.

- Comment ?

Le fait que Mustafa Kemal ait été diplômé de l’académie de guerre, l’institution la plus ouverte alors à l’Occident et qu’il ait entièrement copié le modèle d’Europe occidentale pour l’introduire en Turquie était un encouragement de l’extérieur. Mustafa Kemal a fait traduire des lois belges, italiennes, allemandes, françaises et plus particulièrement suisses pour le code civil, et les a adoptées. Il ne les a pas fait adapter ; il les a copiées à l’identique. De plus, il a bien fait. Mustafa Kemal a réalisé dans les années 1920 la première des « révolutions à partir du sommet », en bouleversant le droit. Il y a encore un encouragement de l’extérieur avec le processus d’adhésion à l’UE, c’est-à-dire une seconde révolution « à partir du haut ». D’ailleurs, la démocratie ne peut pas être exportée, elle peut seulement être importée. Pour cette raison, il est nécessaire d’avoir de solides importateurs dans le pays. Cet importateur est un « intellectuel » qui a reçu une éducation occidentale. C’est ainsi que l’on agit dans les pays qui n’ont pas la force de créer la démocratie.

- A suivre...

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Sources

Source : Radikal, le 4 juin 2007.

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