En l’espace de quelques jours, la Turquie a défrayé l’actualité avec deux évènements symptomatiques de ses dérives nationalistes actuelles. Le 14 Avril, une gigantesque manifestation a rassemblé à Ankara environ 500 000 personnes « pour la défense de la laïcité » (300000 selon la police / 1 million pour les organisateurs). Le 18, à Malatya, 3 employés d’une maison d’édition évangéliste ont été torturés puis égorgés par de jeunes fanatiques ; Cette ville est doublement symbolique puisqu’elle a vu naître Hrant Dink mais aussi Ali Agça, célèbre pour avoir tiré sur le pape Jean Paul II… et ancien membre ultra nationaliste des Loups Gris qui s’était déjà illustré en assassinant le rédacteur en chef de Milliyet en 1979 !
Ces deux faits sont à priori contradictoires ; d’un côté un rassemblement anti islamiste pour la défense de la laïcité ; de l’autre, des meurtres sauvages perpétrés par des fanatiques religieux qui ne sont pas sans rappeler les méthodes du « Hezbollah turc ». Le point commun entre ces 2 évènements est l’arrière plan nationaliste qui motive les acteurs engagés dans la défense de la nation turque et de ses fondements qui seraient menacés. Même s’il parait surréaliste de croire que les quelques 3200 protestants de Turquie puissent constituer un quelconque danger, c’est le reproche d’une attitude prosélyte menaçant l’unité ethnico-religieuse du pays, qui paraît être le mobile des assassins de Malatya ; à Ankara, il s’agissait de dénoncer le risque de réislamisation du pays mais aussi le complot antiturc réunissant les Etats-Unis, Israël, l’Europe et le FMI, acharné à la perte de souveraineté de la Turquie. Dans les deux cas se retrouvent le « syndrome obsidional et paranoïaque » que l’on qualifie de mythe de la « citadelle assiégée », l’une des bases récurrentes du nationalisme turc.
Dès lors, le décryptage des tendances idéologiques qui se dissimulent derrières ces évènements, ainsi que l’évolution qu’ils traduisent dans la perception des réalités turques, est particulièrement instructif.
1) Le kémalisme demeure la référence permanente et le seul garant de l’unité nationale et de l’intégrité territoriale de la Turquie. Le fait que la manifestation se soit déroulée dans la capitale d’Atatürk et se soit achevée au pied de son mausolée est emblématique. Mais, c’est oublier que les conditions qui prévalaient du vivant du « père fondateur » étaient totalement différentes du contexte politique, social et international actuel. Il y a là un anachronisme qui semble échapper aux kémalistes de 2007 et qui donne de leur programme l’image d’un combat d’arrière garde, mené par des conservateurs réactionnaires. C’est oublier aussi que le turquisme de M. Kemal s’est estompé derrière sa volonté réformiste et modernisatrice, d’inspiration étrangère et que ses réformes ont été imposées par des méthodes autoritaires pour préparer un avenir qu’il souhaitait démocratique.
2) Les slogans entendus à Ankara apparaissent très contradictoires et symboliques de la confusion mentale qui règne en Turquie. Comment peut-on revendiquer « Une Turquie vraiment démocratique » et solliciter un régime nationaliste, sous l’emprise d’une armée omniprésente, et même appeler de ses vœux un coup d’état militaire ? Jusqu’à preuve du contraire, les termes « nationalisme », « révolution » et « démocratie » n’ont jamais cohabité dans l’histoire du monde… les Révolutions de 1789 en France, de 1917 en Russie ou de 1959 à Cuba en attestent. Et même si, en Turquie, l’armée a toujours restitué le pouvoir aux civils après ses coups de force, c’était pour des démocraties sous contrôle bien loin de l’Etat de droit. Dans une démocratie moderne, l’armée est au service de la nation, pas de l’Etat et fortiori au dessus de l’état. Enfin, l’une des bases de la démocratie est le respect de la légitimité issue des urnes ; la rue peut contester l’action du pouvoir élu, c’est le droit à l’opposition et à la libre expression, elle ne peut remettre en cause sa validité ; quant à l’armée, elle n’a pas de légitimité électorale ce qui la prive de pouvoir décisionnaire dans une démocratie représentative digne de ce nom !
3) Ces deux évènements illustrent aussi de nouvelles tendances nationalistes en Turquie :
• Celle des islamo-nationalistes, coupée des démo-musulmans au pouvoir, et partisans d’une synthèse turco-sunnite comme assise ethnico-religieuse exclusive. Ils constituent une variante turque des fondamentalistes dont ils reprennent les méthodes et le fanatisme meurtrier mais sans la dimension « révolution mondiale islamiste » symbolisée par les Salafistes, les Wahabites et les adeptes d’Al QaÏda.
• Les néo nationalistes (les Ulusalcilar) principalement issus des milieux intellectuels et des classes moyennes supérieures et qui disposent de réseaux d’influences très bien implantés aux plus hauts niveaux de l’état, de l’administration, de l’armée et des médias. La manifestation a été organisée par l’une de ses composantes, l’Association pour la Pensée d’Atatürk (ADD), qui, à l’évidence, dispose de moyens financiers et logistiques substantiels pour orchestrer un tel rassemblement et surtout drainer des centaines de milliers de personnes de toute l’Anatolie. De même, la collusion entre ces mouvements et le CHP (Deniz Baykal y a été ovationné) et l’armée est indéniable.
4) La manifestation d’Ankara est aussi révélatrice des renversements de tendances qui marquent l’opinion turque, ces dernières années, en matière de relations internationales. Ont été dénoncés pèle mêle, l’UE, les Etats-Unis et leur allié israélien, le FMI et les islamistes.
• Les attaques contre l’UE sont le résultat des frustrations liées aux réticences européennes de voir la Turquie rejoindre les 27. Elles sont à la mesure des décennies d’attente et de l’enthousiasme né en 2004 avec l’ouverture des négociations d’adhésion. D’une certaine manière, elles remettent en cause l’orientation pro européenne d’Atatürk réactivée depuis l’acceptation de la candidature… mais déçue par « l’intransigeance injuste » et les « humiliations » de Bruxelles.
• Le développement de l’antiaméricanisme est un facteur nouveau, né de la situation au Moyen Orient et en Irak ; il résulte d’une prise de conscience brutale, depuis 2003, des ambitions impérialistes américaines et des dangers qu’elles représentent pour la Turquie. Israël subit le même sort du fait de son alliance privilégiée avec Washington, mais s’y ajoute l’impact du fort courant pro palestinien qui se développe en Turquie. L’intervention des Etats-Unis en Irak marque la fin de décennies d’amitié solide turco américaine, durant lesquelles, ils apparaissaient comme les seuls défenseurs de l’intégrité territoriale turque… avant de devenir une menace pour celle-ci. Dans ces conditions, le discours américain favorable à l’intégration de la Turquie à l’UE et l’argument des anti adhésion européens qui présentent Ankara comme un « sous marin atlantiste » apparaissent en décalage avec l’état d’esprit qui prédomine en Turquie.
• La charge massive contre la réislamisation s’inscrit dans le contexte de l’élection présidentielle et de la victoire de l’AKP (même si R. T. Erdogan ne sera pas candidat) mais aussi de la montée de l’intégrisme dans le monde musulman. La manœuvre sent la manipulation car, comme l’écrit Hasan Cemal dans Milliyet (n° 859 du Courrier International) « le régime n’est pas menacé pas plus que la république est en danger »… de fait, « un retour en arrière semble impossible » et c’est faire fi de l’attachement des Turcs à la laïcité et à un Islam modéré ; c’est aussi remettre en cause l’un des fondements du turquisme puisque Ziya Gökalp préconisait le recours à l’Islam comme ferment de l’unité nationale ; les kémalistes eux-mêmes, à l’instar d’Ismet Inönü ont assoupli la rigueur laïciste imposée par K. Atatürk et les tendances islamistes ont été, à la fin du XXe siècle, associées au pouvoir. Sans doute faut-il voir dans ce mouvement « anti islamiste » l’instrument de la volonté de revanche des partis traditionnels après leurs déboires électoraux de 2002.
• L’attaque contre le FMI et donc contre la globalisation économique est aussi un fait nouveau dans un pays qui, depuis le début des années 60, a plutôt joué l’ouverture (rapprochement avec l’UE, Union douanière, appel aux IDE et aux délocalisations, volonté de jouer un rôle clé sur le marché des hydrocarbures…). Dorénavant, pour les nationalistes, la mondialisation est synonyme de perte de souveraineté et de retour au temps des capitulations. Un tel souci de repli protectionniste est anachronique et dangereux pour un pays en qui les experts voient l’un des futurs grands bénéficiaires du développement globalisé. Ceci dit, actuellement, la Turquie a besoin des capitaux étrangers, elle reste l’un des pays émergents les plus endettés avec une économie qui a été très longtemps sous perfusion du FMI.
5) Enfin, les réactions à ces évènements dans la diplomatie et la presse internationale sont elles aussi significatives. Les assassinats de Malatya ont eu un retentissement énorme et ont suscité une réprobation, légitime, massive. Dans le même temps, la gigantesque manifestation d’Ankara n’a provoqué que des entrefilets dans la presse. Ce décalage, typique d’un traitement de l’information très « people » ou très « scoop sanglant » qui prévaut dans les médias, privilégie l’acte marginal d’un groupuscule extrémiste à la vague de fond d’un nationalisme généralisé. D’ailleurs, pour Malatya, « on » a surtout insisté sur la menace barbare que représente le fondamentalisme religieux, plutôt que sur les fondements nationalistes qui ont conditionné un tel acte. Aujourd’hui, en Turquie comme ailleurs, l’islamisme fait peur, pas le nationalisme !
Quoiqu’il en soit, la leçon à retenir des évènements d’Ankara et de Malatya sera qu’ils ne servent ni la Turquie, ni son peuple, ni son image, ni sa démocratie encore fragile. Par contre, ils sont révélateurs d’une dérive mentale inquiétante qui est le résultat de décennies d’endoctrinement des esprits et d’instrumentalisation idéologique, afin de servir les intérêts d’une minorité partisane qui a peur de perdre les prérogatives qu’elle s’est elle-même attribuée. Et comme toujours en Turquie, la référence à un kémalisme idéalisé mais de plus en plus anachronique, est un outil bien commode pour mobiliser les foules… mais c’est un jeu dangereux, y compris pour les manipulateurs eux même, qui n’ont pas perçu les enseignements des élections de 2002. Sans doute oublient ils que c’est l’incurie, les « magouilles politiciennes », la corruption et l’incapacité des partis traditionnels à prendre en compte les effets du mal développement, qui ont engendré l’émergence d’un islamisme politique, modéré, réformiste, social et ouvert sur l’Europe… c’est-à-dire, sans doute plus kémaliens qu’eux-mêmes !
Le CHP actuel s’est englué dans son incapacité à adapter l’idéologie fondatrice du maître à l’évolution économique et sociale du pays, il préconise un repli frileux mais agressif en s’appuyant sur les éléments les plus réactionnaires et entretient un climat de guerre froide intérieure pour dénoncer ceux qu’il a contribué à mener au pouvoir par ses carences. En quelque sorte, il se révèle plus nationaliste que ne l’était Atatürk lui-même à une époque où cette orientation faisait figure de norme et ne retiennent de son action que la laïcité, aujourd’hui solidement ancrée dans le pays et qu’il serait, quoiqu’il arrive, bien difficile à remettre en cause.