Le Conseil constitutionnel a retoqué le 28 février la loi pénalisant la négation du génocide arménien. Le feuilleton politico-juridique qui oppose autorités françaises et autorités turques, diaspora arménienne et population turque, ne serait donc pas prêt de s’arrêter. S’il ne remporte pas la même adhésion enthousiaste que Muhtesem Yüzyil (Siècle Magnifique), une série télévisée récente à la gloire de l’empire ottoman, ce feuilleton traite, lui aussi de l’empire, mais de ses pages noires et dure depuis onze ans maintenant.
Episode 1 : la reconnaissance du génocide
Premier épisode en janvier 2001 : la France adopte une loi reconnaissant le génocide arménien. « C’est un coup de couteau dans notre dos », déplore alors Süheyl Batum, aujourd’hui député CHP (Parti républicain du peuple, opposition) et la plupart des Turcs francophones et/ou francophiles pensent comme lui.
Des coups de feu sont tirés contre le Consulat français d’Istanbul. Un cordon de protection est mis en place pour protéger l’enceinte. Ankara rappelle son ambassadeur.
Des appels d’offre (dans les domaines de l’armement, de l’agroalimentaire, de la santé, de la construction) sont annulés.
Le professeur Erdogan Teziç, recteur de l’université francophone de Galatasaray, une des figures de l’establishment républicain kémaliste, renvoie illico sa légion d’honneur. D’autres « décorés » turcs suivent son exemple.
Un ministre turc refuse ostensiblement de rouler en Renault. Ce boycott ne dure pas longtemps car l’armée turque en subirait les conséquences : elle est associée au constructeur automobile français par le biais d’Oyak, le fond de pension des militaires. Les généraux turcs ne viennent plus en revanche sabler le champagne le 14-Juillet, cette année 2001 et d’autres années par la suite, à l’Ambassade de France à Ankara.
2001, c’est le début du cauchemar de tous les diplomates français en poste en Turquie. A chaque fois que l’affaire est relancée, ces derniers se sentent obligés de se livrer à de véritables cours d’exégèse constitutionnelle à l’intention de leurs interlocuteurs, responsables politiques, hommes d’affaires ou journalistes turcs.
A chaque fois, c’est un peu le même scénario : manifestations devant le consulat français, rappel de l’ambassadeur turc, menaces de sanctions et sanctions, rejet de la France.
Pourtant, les représailles turques seraient moins sévères au fur et à mesure des épisodes, observe-t-on de source diplomatique, à l’inverse de la violence des attaques verbales qui ont elles monté d’un cran.
Episode 2 : les sénateurs socialistes proposent et ceux de droite refusent
La décision du Conseil constitutionnel, le 28 février 2012, n’est ainsi que l’ultime épisode d’une série complexe qui a suivi un chemin tortueux : en mai 2011, ce sont des sénateurs socialistes qui proposent de voter en faveur du projet de loi déjà adopté par l’Assemblée nationale six ans plus tôt (2005), et qui prévoit la répression de la « contestation du génocide arménien ». Et ce sont alors des sénateurs de droite qui refusent de voter ce texte. Le ministre de la Justice, Michel Mercier préconise la prudence car « la conformité de ce texte à la constitution est douteuse ».
Episode 3 : la droite reprend le dossier
Nouvel épisode, six mois plus tard et retournement complet des rôles. En novembre 2011, c’est la députée UMP Valérie Boyer, cette fois appuyée par le gouvernement, qui reprend l’initiative.
Pour tenter d’éviter à la fois le risque de l’inconstitutionnalité et les foudres de la Turquie, le texte adopté par l’Assemblée nationale est remanié, et vise plus généralement à punir le négationnisme de tout génocide reconnu par la loi française.
En vérité, il s’applique exclusivement au génocide arménien puisque c’est à ce jour le seul qui a été reconnu par une loi, celle de janvier 2001 (la Shoah a été déclarée criminelle par le tribunal de Nuremberg non pas par la loi Gayssot).
Le texte est adopté alors à main levée par une cinquantaine de députés. Alain Juppé ne cache pas son désaccord, lui qui a plus que jamais besoin de travailler avec la Turquie dans la crise syrienne et sait que cela sera encore plus difficile, voire impossible, dans ce contexte.
Le Sénat, qui a basculé dans l’opposition, est très divisé ; la commission des lois, présidée par un socialiste, déclare ce texte irrecevable, car contraire à la Constitution.
Une télévision turque retransmet en direct les débats du Palais du Luxembourg. Le président de la République de Turquie, Abdullah Gül, n’en aurait pas manqué une miette. Mais cette fois, Michel Mercier, qui s’y était opposé en mai, soutient le texte. La Haute assemblée l’adopte à une faible majorité, tous .
Une bataille pour le vote arménien ou contre la Turquie dans l’UE ?
Qu’est-ce qui a poussé Nicolas Sarkozy à faire présenter le nouveau texte de loi ? S’assurer le vote arménien pour la présidentielle ? Il est vrai que la géographie des députés et sénateurs partisans de la loi coïncide avec l’implantation des communautés arméniennes en France.
Il est vrai aussi que François Hollande, qui promet de reprendre le dossier s’il est élu, est connu pour être extrêmement sensibilisé à la cause arménienne et proche de certains de ses activistes. Le candidat Sarkozy pouvait craindre à juste titre de se voir voler ce réservoir de voix, pour autant qu’il existe un « vote arménien » et que celui-ci n’est pas contre-balancé par un « vote turc ». Les deux communautés comptant environ 500.000 franco-arméniens et 300.000 franco-turcs.
Il n’est pas exclu cependant que par ce vote, Nicolas Sarkozy ait aussi cherché à justifier son rejet de la candidature turque à l’Union européenne. Tayyip Erdoğan aurait en effet reçu des assurances françaises selon lesquelles ce projet de loi sanctionnant la négation du génocide arménien ne serait pas présenté au Parlement avant la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy.
Lorsque le texte a été soumis et approuvé par l’Assemblée nationale en décembre, le Premier ministre a été pris d’une de ses fameuses colères et a dénoncé entre autres « une montée de l’islamophobie et du racisme en Europe ».
Cette réaction a pu paraître disproportionnée venant d’un dirigeant d’un pays candidat à l’Union européenne. Le Premier ministre turc, et la Turquie avec lui, sont tombés dans le piège tendu par Nicolas Sarkozy, a même écrit un éditorialiste turc d’origine arménienne.
Le message subliminal du président-candidat aux Français pourrait bien avoir été le suivant : puisque la Turquie et son Premier ministre en tête ne sont pas capables de reconnaître ce génocide, ils sont « euro-incompatibles », j’ai donc bien eu raison de m’opposer à l’intégration turque.
En déclarant, mardi 28 février, que la loi contestée portait atteinte à la liberté d’expression, le Conseil constitutionnel a répondu aux attentes des autorités turques, même si la rédaction de son jugement n’est pas d’une clarté lumineuse. Il affirme également que la loi de 2001 qui reconnaît le génocide arménien n’a aucune valeur normative, ce qui devrait satisfaire encore plus Ankara.
Peut-on pour autant espérer « en échange » un geste fort du gouvernement turc en direction des Arméniens de la diaspora pour lesquels ce verdict est douloureux ?
On doit en douter quand on voit que la chaîne de télévision d’Etat, TRT, évoque ce « projet de loi de la honte » qui voulait pénaliser « les assertions arméniennes sans fondement concernant les incidents de 1915 ». Et la manifestation ultranationaliste qui a réuni le 26 février à Istanbul plusieurs milliers de Turcs entonnant des slogans anti-arméniens agressifs, en présence d’un ministre, n’est pas de bon augure. Il est vrai que ce rejet du terme de génocide fait l’objet d’un rare consensus dans une société turque, autrement profondément divisée.
C’est donc la diaspora arménienne qui risque de payer le prix de cette valse hésitation des politiques français.
Ainsi Egemen Bagis, ministre des Affaires européennes, s’est empressé de déclarer que « la raison a vaincu la déraison et on a évité une erreur historique ».
La presse turque, elle, a d’abord brocardé Nicolas Sarkozy. Les médias turcs jugent que la censure constitutionnelle est une « une gifle historique à Sarkozy » (Sabah), que « Sarkozy a perdu chez lui » (Star), qu’il « a avorté » (Yeni Safak). « Tu as vu, Monsieur ? », l’apostrophe un quotidien tandis qu’un autre juge que « la honte historique de la France a été évitée par le Conseil » (Zaman). Le lendemain, le ton était plus mesuré : « Nous avons été témoin d’un exercice très instructif qui a démontré la force du système français » (Sedat Ergin dans Hürriyet) ; « Cette victoire –que la presse turque s’appropriait hier– n’est pas celle de la Turquie mais de la France ! » (Radikal) ; « Ne nous leurrons pas ! Si la France a pris une telle décision, ce n’est ni parce qu’elle a jeté l’éponge ni parce qu’elle a eu peur des mesures de rétorsion turques mais bien parce qu’elle accorde de l’importance à certaines valeurs » (MehmetAli Birand).
La voix de l’intellectuel Cengiz Aktar paraît néanmoins isolée qui souligne que la décision du Conseil constitutionnel ne signifie pas qu’il n’y a pas eu de génocide arménien (Vatan).
Les descendants arméniens des victimes de 1915 –et les rares intellectuels turcs qui s’emploient à faire prendre conscience de la responsabilité historique des Ottomans dans ces massacres– auront désormais encore plus de mal à faire entendre leur version de l’Histoire.