L’AKP, Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis 2002 et issu de la mouvance islamiste turque a fait l’objet d’un schéma critique fondé sur son « essence » supposée. C’est aujourd’hui une structure critique analogue qui est appliquée au principal parti d’opposition, le CHP (Parti républicain du peuple, ancien parti unique et membre de l’Internationale socialiste), en proie, depuis le printemps dernier, à des secousses remettant en cause son positionnement conservateur et souverainiste.
Ce sont les paroles d’un ami qui ont porté à la lumière une question qui me tordait les méninges depuis des semaines. J’avais du mal à comprendre la gêne qui était celle des personnes convaincues de ce que « le CHP ne changerait jamais ! » et l’affirmant de façon péremptoire dans le plus pur mépris des efforts déployés dans le sens d’une évolution par le nouveau leader de ce parti, Kemal Kiliçdaroglu, et de ses partisans. Ce que je ne comprenais pas, ce n’était pas qu’on puisse discuter de la question de savoir si le CHP a les moyens de devenir un parti du centre plus ouvert aux principes fondamentaux de la démocratie. Ca c’est une question qu’il faut se poser pour le CHP comme pour tout autre mouvement politique. Et surtout si, comme dans le cas du CHP, ce parti ou ce mouvement a, dans son passé, répété, toujours sur le même mode, les signes de changement à de nombreuses reprises, avant d’en revenir à son antique et auguste ligne.
L’AKP d’accord mais…
Mais ce que j’ai peiné à comprendre, c’est ce déluge d’appréciations négatives et pessimistes quant aux initiatives tentées par une équipe dirigeante faisant preuve de velléités réformatrices. Si ces jugements et ces opinions nous parvenaient des membres de l’AKP et de leurs proches sympathisants, on pourrait les envisager comme les produits d’une concurrence politique naturelle. Mais s’il est une chance même minime de transformer le CHP, non en force de gauche ou socialiste, mais en parti démocratique du centre, il serait tout à fait naturel que cela vienne gêner l’AKP et faire monter l’inquiétude dans les rangs de ses sympathisants. Tout comme il lui serait naturel, par un réflexe de défense de sa position hégémonique sur le centre politique en Turquie, de mépriser Kiliçdaroglu et de présenter le CHP comme un parti incapable de la moindre évolution…
Ce qui me tracassait, c’est ce comportement de tous ceux qui, bien que non sympathisants et encore moins membres de l’AKP, ne cherchent que des occasions de railler ou de mépriser, ne cherchent qu’à déclarer d’avance qu’aucun changement n’est à attendre de ces gens-là. Je ne parvenais pas à comprendre les démocrates, les gens de gauche et les socialistes qui, avec un plaisir à peine dissimulé, n’abordait que sur un mode négatif du point de vue de l’analyse politique, ces efforts déployés pour faire du CHP un parti démocrate du centre.
Quand l’un de mes amis me montra l’analogie parfaite entre cette attitude critique et celle des ennemis jurés de l’AKP, cela éclaira d’un coup le champ des interrogations qui me tracassaient.
Et en vérité, aujourd’hui, effacer d’un trait, en se disant que, de toute façon, « ces gens-là ne changeront jamais », tous les efforts que mènent Kiliçdaroglu et son équipe, en tâtonnant, en vacillant et en ayant, la plupart du temps, peur de leur ombre, en s’aliénant une bonne partie du CHP, est une méthode qui n’a rien à envier à la condamnation de l’AKP à son destin islamiste : « de toute façon, ce sont des gens du Milli Görüs (Vision nationale, mouvement historique de l’islam politique turc, NdT), ils ne changeront jamais. » Ce genre de réaction ou d’attitude s’appuie sur une appréhension de l’idéologie en tant phénomène dominant et prescripteur du facteur humain, phénomène autonome et coupé des hommes, ne procédant d’aucune dimension humaine. Tout comme a évolué l’AKP, le CHP n’est-il pas en mesure de se métamorphoser à mesure que les hommes qui le composent se mettent eux aussi à changer ?
Dissimulation
Le deuxième point de l’analogie est celui de la dissimulation. « Ils pratiquent la dissimulation (de leurs intentions véritables, c’est-à-dire, à terme, l’instauration de la charia) ! » Voici un refrain que nous n’avons pas peu entendu en ce qui concerne l’AKP. C’est aujourd’hui très tendance d’évoquer cette même dissimulation au sujet des efforts de Kiliçdaroglu et de son équipe pour infléchir la ligne Baykal- Sav (des noms de l’ancien président, Deniz Baykal et de l’ancien secrétaire général, Önder Sav du CHP. M. Baykal a dû céder sa place à M. Kiliçdaroglu au printemps dernier, M. Sav, véritable éminence grise du vieux parti, céder récemment son fauteuil à un proche de M. Kiliçdaroglu, NdT) qui fut celle du CHP pendant des années. Kiliçdaroglu joue-t-il le jeu de la dissimulation ? Nous ne le savons pas. Mais il est un fait qui apparaît lorsque nous considérons l’évolution de l’AKP. Quand bien même les réformes seraient-elles actées dans l’ombre de la dissimulation, si la dynamique démocratique fonctionne réellement, alors cette dissimulation finit par tourner à l’authenticité. Dire que sur la question kurde et celles du voile ou du foulard islamique, de l’UE et de la démocratie interne du parti, la nouvelle équipe dirigeante du CHP pratique la dissimulation n’est en rien différent de l’accusation de dissimulation portée à l’encontre de l’AKP.
Le troisième point de l’analogie se fonde sur cette impression d’un CHP monolithique, cette idée dont l’homologue n’est autre qu’un AKP complètement homogène, piloté par une force mystérieuse. Mais le CHP n’abrite pas en son sein qu’une réaction ultranationaliste ou un élitisme d’autant plus belliqueux qu’il n’est qu’une coquille vide, ou encore, en lien avec cela un fétichisme attaché à un mode de vie particulier. A cela, et bien que de façon éclatée et diffuse, s’ajoutent des tendances à la défense ou à la promotion de l’égalité homme-femme, des libertés individuelles, des principes de l’état social. Et puis il est toute une composante de ce parti bien mal à l’aise avec le gouffre ouvert entre les prises de position politique concrètes de ce parti et l’identité politique (social-démocrate) qu’on lui prête le plus souvent. Tout comme au sein de l’AKP.
Une approche essentialiste
Je pense que ce problème procède de ce qu’on aborde la question des forces politiques avec une approche essentialiste. Selon la méthode de ceux qui avancent que, eu égard à son « essence propre », l’AKP ne peut pas être un parti conservateur – démocrate, on affirme aujourd’hui péremptoirement que le CHP ne peut pas être un parti progressiste – démocrate. Or qu’attendent démocrates et socialistes aujourd’hui du changement au sein du CHP ? N’est-ce pas que ce parti devienne, non un parti de gauche, mais un parti démocrate du centre ?
Nous, démocrates et socialistes, nous n’envisageons ni de soutenir le CHP ni de nous allier à ce parti. Mais ce positionnement ne saurait justifier les moqueries ou le mépris dont nous avons tendance à faire preuve face aux luttes pour le changement qui se sont engagées dans ce mouvement. A moins que la capacité d’analyse politique des démocrates et des socialistes ne se soit à ce point affaissée qu’elle cède la place au cynisme.