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Turquie – UE : inactualités

mercredi 5 mars 2008, par Marillac

Privilège s’il en est, votre serviteur fut ces jours derniers témoin d’un dialogue survenu entre deux écrivains : le canadien d’origine brésilienne Alberto Manguel et le turc Enis Batur. Ces échanges donneront lieu à un petit livre à paraître bientôt aux éditions Bleu Autour. Une rencontre aussi réelle que fictive dont les dimensions inépuisables nous conduisent bien au-delà de la seule littérature.

De quoi fut-il question ? Des bibliothèques. De lecture, d’écriture et de cette figure de la modernité où la fiction vient prolonger le réel sans que ne subsiste plus de distinction très nette…
Grand lecteur devant l’éternel, Enis Batur engage son propos sur les bibliothèques en évoquant son expérience personnelle : il y est question des livres et des liens qui se tissent entre eux en un système qui croît de lui-même en d’infinies et labyrinthiques connections avec tout ce qui a jamais été écrit.
La bibliothèque de Batur déploie à l’extérieur le système de son concepteur et se lie secrètement à l’intérieur à tous les auteurs et toutes les idées jamais pensées de par le monde et ce, en une cascade de mots et de phrases jamais accomplies, « toujours grosses de celle qui les suivra ».
Baigné d’une culture universelle, Enis Batur se relie ainsi naturellement à tous les auteurs qui l’ont nourri comme à bien d’autres.

La rencontre et le dialogue avec Manguel trouvent ici leur pleine justification. Le Brésilien et le Turc se rejoignant dans la zone peuplée des métaphores, images et autres comparaisons en une proximité, une parenté qui fait dire à Manguel que Batur n’est autre que son « jumeau », son « double »…

Des labyrinthes et des hommes

Au cours de leurs travaux puis au fil de leurs échanges, les deux écrivains n’ont pas manqué de s’intéresser au cas de la bibliothèque constituée par Aby Warburg. Batur relève le portrait que celui-ci, juif allemand mort en 1939 brossait de lui-même : « d’une famille hambourgeoise, de sang juif et d’âme florentine. » L’Allemagne devait le rendre fou ; il n’a jamais célébré ses origines judaïques et il n’y a bien qu’à Florence, plus exactement à la Renaissance qu’il soit resté fidèle. Or quels étaient ses liens avec l’Italie si ce n’est ceux tissés via la constitution de la bibliothèque à laquelle il avait décidé de vouer son existence.

Et Batur de s’interroger en filant la métaphore du dédale : « au fond, qui peut établir l’emplacement réel d’un labyrinthe ? »

De là, musardons quelque peu :

- si le labyrinthe n’a pas d’emplacement, c’est qu’il n’a pas de racine, qu’il est capable de s’arracher à leur prise ou alors d’en faire un rhizome courant sous la surface de toute la terre, de toutes les cultures.
Allons plus loin. Si le labyrinthe n’a pas de racine, c’est que l’imagination, la capacité créative, les images, les idées et les pensées n’en ont pas plus, ne sont pas ancrées dans un lieu ou un terre qui leur suffirait. Elles ne sont en somme jamais que des « essais » en appelant d’autres, des choses non accomplies, imparfaites et qui ne se suffisent pas à elles-mêmes, sans cesse en recherche de nouvelles déclinaisons, de nouveaux et d’inédits rapprochements, d’originales comparaisons et images.

Et poussons encore un peu plus loin. Si les idées n’ont pas de racines qui les plantent définitivement dans un lieu, une terre, une culture voire un sang, c’est qu’elles ont moins de liens avec le lieu de leur origine qu’avec les liens qu’elles peuvent tisser avec les autres idées. C’est enfin que le débat d’idées est essentiellement possible dans l’ouverture sans se réduire à un hermétique affrontement.

Et qu’une idée n’est somme toute pensable que dans l’échange et la comparaison avec les autres. La condition de toute liberté de pensée, de toute liberté de débat se fonde donc sur le principe d’universalité du débat d’idées.

Leçon pour aujourd’hui : une idée ne peut se réduire à une étiquette identitaire ou culturelle sous peine de n’être plus qu’une coquille vide. Et inversement la priver du débat et de la liberté qui la nourrit forcément, c’est implicitement reconnaître que toutes les idées ne sont en général ni amendables ni propres au débat, et qu’en définitive elles ne sont donc pas des idées mais la simple manifestations d’identités inaliénables qu’il convient parfois de réduire au silence, de réprimer et de combattre. Ou comment glisser du débat d’idées au « struggle for life ».

- Le labyrinthe de Batur et le dédale de Manguel sont autant d’exemples de cette république universelle des lettres et des idées, ce grand principe de l’Humanisme étranger aux petites jalousies identitaires et nationales…

Comment ne pas se rappeler alors les paroles historiques prononcées par Jean-Louis Bourlanges, parlementaire européen élu sur les listes UDF en 2004 : « pour être européen, il faut l’avoir été pendant au moins 1500 ans » lors d’un entretien accordé au Monde ?

Décodons : pour être européen aujourd’hui, il faudrait avoir mariné dans le bouillon de culture européen depuis plus d’un millénaire et avoir été conformé quasi biologiquement au développement des idées et des principes proprement européens que sont la liberté, la laïcité etc…

Peut-on penser vision plus éloignée des principes humanistes de la part de ceux qui, paradoxalement, se revendiquent de cet héritage en le travestissant et le réduisant à sa seule part patrimoniale et historique ? Assurément non.

L’Europe et les idées

Il faut se souvenir qu’à l’explosion humaniste de la Renaissance a succédé la réaction absolutiste. A cette nouvelle explosion que constitue la globalisation aujourd’hui, certains voudraient ici opposer le bouclier d’une Europe réduite à une identité étriquée pour laquelle ils nourrissent une véritable nostalgie.
La raison ? Rendez-vous compte, si vous acceptez ce diktat de l’universel humaniste (que vous revendiquez par ailleurs), alors c’en est fini de l’Europe : elle ira voguer aux quatre vents de la tempête globale. Comprenez : si vous laissez entrer la Turquie, c’en est fini de notre particularité.

Mais il y a là confusion entre exigence de l’universel et logique d’uniformisation. Le débat d’idées, la confrontation des intelligences et des perceptions n’a jamais présupposé l’abolition des différences et des frontières. Bien au contraire : sans différence, plus de répétition possible, plus d’écho, plus de comparaisons, d’images, de pensées ni de concepts.

Leçon pour demain : refuser l’uniformisation portée par les logiques économiques de production en sacrifiant les principes humanistes et en se réfugiant sous les vieux oripeaux identitaires est une erreur tentante, aujourd’hui commune mais grave.

Nombre de conservateurs européens ne l’entendent pas encore de cette oreille mais il devrait être possible de défendre le refus d’une adhésion turque sans dénier aux deux parties la moindre capacité d’échanger des points de vue, de se comprendre, du fait d’histoires, de milieux et de cultures forcément différentes, hermétiquement closes les unes aux autres.

Le débat sur la Turquie en Europe gagnerait en hauteur et en clarté, loin des illusions identitaires qui continuent de plomber une éventuelle vision de l’Europe à venir.

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