Une partie de ceux qui prétendaient qu’en Turquie la laïcité était menacée et qu’on se dirigeait vers la fondation d’un Etat islamique ont modifié leur cote d’alerte lors du référendum du 12 septembre dernier. Les huit années d’administration AKP commencent à rendre inopérante cette hallucination du « prenez garde, ils arrivent avec des drapeaux verts ». En lieu et place de ce fantasme, émerge une autre comparaison pour rendre compte du danger que certains tentent de pointer en parlant de dictature ou de tutelle civile : on parle de poutinisation du pouvoir.
Cette comparaison donne également la possibilité à des journalistes occidentaux de rendre compte en un clin d’œil de la situation turque, et de produire à peu de frais quelque éclaircissement pour leurs lecteurs naturellement peu au fait de la vie politique turque.
Et il est fort probable que, dans les mois et les années qui viennent, nous soyons souvent confrontés à cette comparaison de la Turquie et de la Russie poutinienne. Avant d’envisager le degré de réalisme de ce danger de poutinisation du système politique turc, il nous faut souligner combien ce changement de comparaison au sujet de l’AKP est significatif et révélateur. Dans la société turque, la peur de l’iranisation était l’expression d’une crainte ressentie à l’endroit des conservateurs religieux, majoritaires dans le pays. Laissons pour l’instant de côté les causes et les déterminations aussi bien psychologiques que sociologiques de cette peur. Il s’agit bel et bien d’une peur, définie et assumée comme telle. Une peur que l’on alimentait, nourrissait et instrumentalisait, non sans l’aide de certains cercles traditionnellement liés au pouvoir. Même sans relever de l’ordre de la probabilité très forte, cette peur parvenait à s’auto-réaliser peu à peu par la généralisation et le grossissement rapide d’anodins événements publics.
Peur et menace
Les plus fervents colporteurs de cette peur d’un Etat islamique éprouvaient cette crainte comme celle d’une ingérence dans leurs propres modes de vie, celle de limitations apportées à leurs habitudes. Cette angoisse de se voir imposer une autre mode de vie que le leur les poussait tout droit à attendre le salut de l’intervention d’une force extérieure – l’armée, les juges – qui s’emparerait du pouvoir. Pas question pour eux d’opposer à ces tentatives une lutte politique et démocratique. Parfois même, c’est la démocratie qui était perçue comme le régime pavant la voie à la mise en place d’un Etat islamique. Ce qui, par la même occasion, signifiait la mise à l’écart du politique, la peur du politique.
Quant à la métaphore poutinienne, en lieu et place des angoisses d’un laïcisme envisagé comme mode de vie, elle fait ressortir la crainte d’un autoritarisme croissant du mode de gouvernance, d’une soumission accentuée des institutions à une volonté autoritaire ainsi que celle de l’opposition politique à une pression accrue.
En réponse à ces craintes, il est le renforcement des revendications démocratiques issues de la société, et si une telle tendance venait à être confirmée, l’intensification et la montée en puissance, sur tous les fronts, d’une résistance sociale à ce pouvoir. Là où s’intensifie la menace de poutinisation, il ne faut pas un défenseur du mode de vie, mais une opposition politique. Par conséquent contre une telle menace, le combat consiste en une lutte sociale livrée dans l’espace politique. Ce qui ouvre la voie à une politisation clivant la société entre démocrates et partisans d’un régime autoritaire, politisation à laquelle sont parties prenantes tous les secteurs de la société, musulmans ou non.
Aujourd’hui ceux qui mettent au premier plan le risque d’un régime autoritaire en acceptant le fait que les craintes qu’ils ont éprouvées quant à leurs modes de vie jusqu’à une date récente étaient en fait infondées, nous font la démonstration de ce qu’ils sont en train de passer par une phase naturelle du processus de démocratisation. C’est un signe révélateur de ce que fonctionne le processus de normalisation démocratique en Turquie. Mais à une condition : à la condition que cette appréhension d’un régime autoritaire ne signifie ni se jeter dans les bras d’une autre force exercée sans partage, ni concevoir la politique comme l’espace stérile de décisions techniques, mais signifie plutôt une assimilation du principe d’égalité démocratique.
Pour le dire autrement, il s’agit d’une politisation de la politique. Pour prendre un exemple qui s’offrira à nous dans un avenir proche, c’est défendre le principe que la moitié des membres du Haut conseil de la magistrature (HCM) soit élue par les juges eux-mêmes, et ce, sur des listes ouvertes reflétant, chacune, des positions concurrentes. C’est inviter les deux associations de magistrats existantes aujourd’hui à constituer leurs propres listes pour les élections qui auront lieu le mois prochain au HCM. Défendre le principe de transparence de listes ouvertes contre le secret des listes fermées.
Une société autoritaire
Dans la société turque, les penchants autoritaires ne s’expriment pas qu’en politique mais dans tous les domaines de la vie sociale. L’inclination pour les structures hiérarchiques est encore plus fort dans cette société. Il ne s’agit pas là d’une hiérarchie, ni d’une autorité imposée simplement depuis le haut. Les membres du corps enseignant à l’Université, les membres des syndicats, des partis, voire des simples associations, nourrissent cette conception de la hiérarchie et de l’autorité, par leurs propres comportements, dans leurs propres structures. Dans le monde du travail, les tendances à l’autorité s’exposent largement et crûment. La démonstration d’autorité constitue l’une des spécificités de la famille turque.
Dans l’histoire politique turque, nous savons bien que cette structure autoritaire a ses racines plongées très loin dans notre passé. L’inexistence de la démocratie interne dans les partis politiques ne date pas du seul coup d’Etat du 12 septembre 1980. La structure du pouvoir dans le domaine politique et la bureaucratie d’Etat sur le plan administratif sont tout particulièrement disposées à l’autoritarisme. Et la culture politique elle-même, à commencer par cette propension à recourir à la violence, nourrit ce mouvement.
Par exemple, des cercles de gauche qui, en dernière analyse, considèrent la violence comme un recours légitime, ne protestent pas contre un PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) usant de la violence contre ses propres opposants. Et si, à cela, vous ajoutez la culture, les réflexes politiques des partis et de leurs leaders, il ressort de ce tableau que le danger d’un renforcement de la dose d’autoritarisme au sein du régime politique ne doit pas être appréhendée comme une peur résultant d’obsessions infondées. Oui, en Turquie, le danger de l’émergence d’une force autoritaire à la fois libérale et conservatrice est un véritable risque. Mais il est faux de parler de poutinisme.
Le poutinisme est le pouvoir d’une coalition tripartite constituée de la technocratie d’Etat, de l’armée et des services secrets dans le but de restaurer l’autorité de l’Etat et de remplir le vide créé par l’effondrement du régime communiste et avec lui de l’Etat, dans une Russie marquée au fer rouge d’une très longue période de totalitarisme et qui ne connut qu’une très courte expérience démocratique avant la Révolution bolchévique. Le poutinisme n’est efficient que dans la mesure où il honore sa promesse de répondre aux besoins d’ordre, de stabilité et de sécurité du peuple russe. Dans le même temps, il poursuit le double objectif de préserver la dimension impériale d’une Fédération de Russie qui se démantèle peu à peu et de restaurer avec autorité son espace d’influence.
Dans une société ayant vécu un énorme choc politique et économique, dans un contexte social bouleversé où les institutions traditionnelles se sont effondrées, où les structures d’une démocratie n’ont pas pris racine, le poutinisme correspond à la satisfaction, par des voies autoritaires, d’une authentique demande populaire. Comme l’ont précisé certains sociologues et politistes, en Russie, la demande démocratique ne connaît qu’un écho très limité quand la demande d’un Etat sécuritaire est bien plus ancrée.
Quant à la Turquie, il est plus juste de parler, non de poutinisation, mais du risque de démocratie autoritaire. Dans un contexte où la demande d’Etat autoritaire est faible dans la société et où prédomine le besoin de plus de démocratie, le vaccin contre ce risque de démocratie autoritaire consiste à relever encore la barre de la démocratie.
Malgré cela, le fait que les cercles autoritaires- laïques passent de la peur de l’iranisation à celle d’une poutinisation, reflète une évolution importante du point de vue de la normalisation démocratique à l’œuvre en Turquie. Il y a peu encore dans les cercles laïcards, il était courant de dire qu’à l’instauration de la loi islamique en Turquie, on préférait un coup d’Etat, la préservation de la tutelle militaire sur les affaires civiles, comme l’instauration d’une alliance avec la Russie contre le projet d’une lointaine adhésion à l’UE. A mesure que la normalisation démocratique progresse, on constate qu’en lieu et place de cette réaction passionnelle et de cette peur, mêlée de haine, nourrie contre l’AKP, est en train d’émerger une légitime inquiétude politique .
L’une des pré-conditions de la démocratisation, c’est que l’opposition puisse croire en la démocratie, qu’elle puisse être assurée de l’existence d’une dynamique sociale allant dans le sens d’une démocratie approfondie.