Reprenant la formule d’Atatürk, le chef d’état-major des armées turques vient de déclarer la chose suivante : “le fondateur de la République de Turquie est le peuple de Turquie.” Jusque là, l’expression consacrée était le “peuple turc”. Le matin suivant, en lisant la une de Radikal – “De Turquie et non plus Turc” – que je ne vous raconte pas de mensonge, je me suis dit voilà une ouverture à louer bien haut.
Depuis ce jour, les journalistes, y compris de l’étranger, ne cessent de m’appeler : “voilà que ce que vous avez dit il y a 5 ans [On doit dire “de Turquie” et non plus “turc” était l’une des conclusions du rapport sur les minorités en Turquie qui valut à Baskin Oran et à Ibrahim Kaboglu de longs et lourds déboires avec la justice et l’opinion, NdT] et qui vous a tant coûté est repris par le général Basbug. Qu’en pensez-vous ?”
Et bien voilà.
Je tiens pour une étape importante, une contribution majeure à la résolution des problèmes de ce pays le fait qu’un militaire ait enfin pu prononcer des termes comme Zaza [Associés aux Kurdes, les Zazas sont un peuple de Turquie parlant une langue iranienne cependant distincte du Kurde. On les trouve principalement dans la région du Dersim (Tunceli) ainsi qu’entre la ville de Diyarbakir et le Taurus dit arménien, NdT] ou Kurde, voire des idées comme celle de supra / infra identité que d’aucuns tiennent encore pour trahison à la patrie.
La Turquie vient de franchir un sacré fossé.
Mais après avoir lu le discours du général, je me suis rendu compte qu’il contenait de sérieuses contradictions. Je m’explique.
Demande d’autonomie pour les forces armées turques
Maintenant, je peux répondre à la question de mon titre : il a été obligé de faire la même chose que le Président Obama.
Mais avant d’aller plus loin et d’en explorer la signification, lisons donc ce discours en le prenant du début :
1- “On doit donner aux militaires en matière d’organisation et d’exécution de leurs missions une autonomie significative.” “En matière d’organisation”, normal. Mais si par “mission” on entend le célèbre article 35 de la loi sur Service Interne militaire [“La mission des Forces armées turques est de protéger et de veiller sur le pays turc et la République de Turquie telle que décrite par la Constitution.”- NdT] employé pour légitimer les “interventions” militaires, alors là je dis, comme notre premier ministre, “van minüt”. Pourquoi demander une telle autonomie pour les militaires si l’armée n’est pas un Etat dans l’Etat ? Allons-nous par-dessus le marché codifier une telle situation qui existe déjà de facto ?
2- Le général Basbug a dû y réfléchir sérieusement parce qu’il poursuit ainsi :
“...pour ce qui est du fonctionnement des relations civilo-militaires, l’institution compétente et responsable est l’état-major des armées... et dans les situations qui le rendent nécessaire, les forces armées partagent leur point de vue avec l’opinion publique...”
J’ai à nouveau examiné l’article 117 de la constitution invoqué ici. Pas le moindre rapport avec la question. Je suis donc persuadé que les journalistes ont dû ici manquer leurs enregistrements pour les mettre ainsi en ligne. Parce que là on ne parle plus de d’autonomie, mais bien de réelle indépendance. Et cela, aucun soldat n’a jamais osé le dire comme cela. Pour assurer le dialogue civilo-militaire, on utilise depuis 48 ans et en plus haut lieu cette institution qu’on appelle le MGK [Conseil de Sécurité Nationale]. Mais si dans “certaines conditions”, les militaires éprouvent le besoin de se présenter devant le peuple et d’exposer toutes leurs idées, alors à ce moment-là le MGK est inutile. Qu’on s’en débarrasse.
3- “Nos concitoyens d’origine kurde n’ont jamais été soumis par l’Etat à la moindre politique d’assimilation.”
Quelle impudence !
On ne peut faire le tour de la chose. Dans les années 1930, on verbalisait ceux qui parlaient kurde et arabe. Serafettin Elçi, ministre pendant 22 mois entre 1978 et 1979 a écopé de 30 mois de prison en 1980- 83 pour avoir déclaré : “moi je suis Kurde.” Quelle langue interdisait donc la loi 2932 de l’arsenal législatif de la dernière junte (12 septembre 1980) ? Qui écrivait “ parle turc, parle beaucoup ! “ sur les murs des prisons militaires ?
Quelle langue interdisent encore les articles 43/3 et 81 de la loi sur les partis politiques ?
Et les prénoms interdits ? Et ce qui fait qu’on interdit de donner le nom “Berfîn” à un jardin public ? Les lettres Q, W, X [Lettres de l’alphabet latin employé pour le kurde mais inexistantes en turc, NdT] ? La verbalisation l’année dernière d’une personne parlant Zaza lors d’une conversation téléphonique réalisée sur son portable à Konya sur la colline de Alaeddin ? Vous en voulez un peu plus ?
S’agit-il seulement de cas individuels isolés ?
Mais en fait, le général Basbug est excusable quand il dit “qu’il n’y a pas eu d’assimilation.” Parce que c’est un être humain. Et parce qu’aucun être humain ne souhaite vivre dans l’inconfort. Et parce qu’il est possible de vivre en paix grâce au livre “L’Etat et les Kurdes” d’un professeur comme le professeur Metin Heper dans lequel il est dit que “ la République de Turquie n’a jamais appliqué le nationalisme ethno-turc. Il n’y a pas eu d’assimilation en Turquie. Il s’est seulement produit la chose suivante : l’Etat qui reconnaissait l’identité des Kurdes dans un premier temps y a ensuite renoncé lorsqu’ils se sont révoltés.”
Alors vraiment pourquoi se fatiguer et perdre ce qu’on vient de gagner en paix intérieure en lisant l’ouvrage de votre serviteur “Les Minorités en Turquie” ?
Mais pourquoi les Kurdes se sont-ils donc révoltés ?
4) Mais si vous commencez par “comme il n’y eut pas d’assimilation...”, alors vous êtes contraints de trouver à tant de révoltes kurdes les explications suivantes :
“les réactions au pouvoir central, le malaise des chefs spirituels, les manipulations de l’étranger, le retard de développement de la région, les comportements inadaptés de certains représentants de l’Etat de temps à autre.”
Bien, mais tout cela ne constitue-t-il pas autant d’éléments susceptibles d’apaiser “profondément” la conscience d’un chef d’état-major ? Tout cela ne constitue-t-il pas une sorte de drogue ? Enfin peut-on rendre compte d’autant de sang versé – encore actuellement - en invoquant de telles causes ?
5- “Le nationalisme fondé sur la citoyenneté considère qu’autour d’une identité commune ou supra-identité et ce, sans discrimination ni de race ni de religion, chaque citoyen est “turc”, citoyen de la République de Turquie”.
Très très bien pour ces concepts de supra et d’infra-identité. Mais... Je pense qu’il n’est pas une personne un tant soit peu cultivée pour se laisser berner par le passage sur l’absence de “discrimination de race et de religion.”
Tenez, tirée du livre de Ahmet Yildiz intitulé “Heureux celui qui puisse dire Je Suis Turc”, une annonce au titre suivant : “Inscriptions et conditions d’acceptation des candidatures à l’école militaire de vétérinaires à Ankara” : A- “Etre citoyen de la République de Turquie et être issu de la race turque.” (Cumhuriyet, le 25-01-1938). Si vous vous dites que cela appartient à l’histoire alors vous pouvez trouver la même “condition” dans la loi N° 625 sur les écoles privées. Et ce, jusqu’en février 2007...
Aujourd’hui, il n’est pas un seul officier ou sous-officier non-musulman en Turquie. Et un diplomate ? Un sous-préfet ? Un fonctionnaire de police ? Un responsable du fisc ? Je poursuis ?
Ensuite parler de citoyen de la République de Turquie, c’est compréhensible. Mais que signifie “considérer comme Turc” ? Qu’adviendra-t-il de ceux qui diront qu’ils ne sont pas Turcs ? Les privera-t-on de leur citoyenneté ?
Nous l’avons déjà fait. Le prédécesseur de M. Basbug n’ a-t-il pas qualifié de “soi-disant citoyen” deux gamins qui avaient piétiné un drapeau turc lors des célébrations du Nevroz [fête du nouvel an kurde, iranien le 21 mars, devenue une date symbole de la revendication identitaire kurde en Turquie, NdT] les déclarant de facto non-citoyens ? En outre, dire Turc n’est-ce pas immédiatement dire musulman ? Disons-nous de nos concitoyens grecs-orthodoxes qu’ils sont turcs ?
6- Il semble qu’il y ait comme une gêne : en parlant du PKK, le général nous dit que “le système des défenseurs de village mis en place avec succès en Turquie depuis longtemps” est également utilisé ailleurs. Il nous donne deux exemples : les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan. Bien, mais si jamais une personne se lève et commence à laisser entendre qu’elle a déduit de ces exemples que l’armée turque est en train d’occuper son propre pays, que dit-on ?
Voilà l’anatomie grossière d’un discours de deux heures que j’ai parcouru rapidement. Mais ce ne sont pas les détails qui importent. En fait l’essentiel c’est que dans une démocratie un militaire puisse prononcer personnellement un tel discours.
Obligation d’équilibre
Bien, mais pourquoi un tel discours ?
Parce qu’il y était obligé. D’un côté, il s’est senti dans l’obligation de toiletter le prestige d’une institution militaire qui a bien souffert des calamités du régime putschiste du 12 septembre 1980 puis aujourd’hui des découvertes liées à l’affaire Ergenekon (le JITEM, les squelettes, les puits de la mort, les assassinats non élucidés, etc...)
Et donc dans un contexte général où le concept d’identité ne peut plus être dissimulé, il est passé du recours aux coups d’Etat militaires à l’emploi du “soft power” en déclarant ceci : “Atatürk a usé du terme Peuple de Turquie. Nous faisons de même.”
Je pense que vous aussi vous avez remarqué : exactement comme Obama aujourd’hui cherchant avec le “soft power” à réparer l’hégémonie et le prestige américains auxquels Bush et son administration avaient considérablement porté atteinte.
D’un autre côté, le général Basbug était dans l’obligation de satisfaire des pans entiers de l’armée passablement irrités par les islamistes, plus précisément dans le cadre de cette affaire Ergenekon. Il semble même que ces pans de l’institution aient un peu trop pesé. Parce qu’il est lui-même militaire, il n’a pas pu faire comme Obama avec les Arméniens. İl n’a pas su régler la balance correctement.
Mais bon ce n’est pas si grave parce que ce que nous avons entendu durant cette seconde partie de son discours, ce ne sont que des choses connues. Dans la première partie, il a quand même prononcé une fois le terme “peuple de Turquie” en lieu et place de « peuple turc ». Que tous ceux qui ne sont pas coutumiers d’une telle expression, se mettent à méditer. A la méditer.
Parce que c’est sur cela, dorénavant, que se déterminera l’ordre du jour en Turquie.