L’espace stratégique turc ? Un boîte à 4 couvercles, chacun marqués d’un grand K. On peut appeler ça la théorie des 4 K, déjà entrevue dans nos colonnes.
Voilà à peu près 10 ans qu’elle déploie son équation sur le pourtour du territoire turc et l’emballement de ces dernières semaines la remet encore une fois à l’ordre du jour.
Petit outil sympathique, pratique mais non sans limite, les 4 K offrent un essai de doctrine stratégique pour la Turquie. Quelques remarques tout d’abord :
le lien qu’elle permet de tisser entre ses côtés et ses angles, ses défis et ses politiques, permet également de souligner combien la pensée stratégique, ses décisions et ses nécessités président aux grands moments de l’histoire : c’est parce qu’elle ouvre et réoriente sa carapace stratégique, son appréhension de sa propre géographie que la Turquie et sa société sont aujourd’hui confrontées à ces tornades de remises en cause, de crises et de tourments identitaires.
symbole de la doctrine néo-kémaliste, cette petite théorie est dotée de toute une série de points de focalisation d’où étaient et sont encore brandies des menaces. Menaces dont l’ombre ne pèse pas peu sur le débat politique interne à la Turquie.
Or ne voilà-t-il pas que depuis presque 10 ans, Ankara a entamé un processus d’inventaire systématique de ces menaces dont elle égrène les différents K comme autant de perles d’un rosaire. Voyez donc un peu :
1) Karasu en Thrace occidentale et grecque : c’est là le symbole de l’ouverture à l’ouest, des relations avec la Grèce naturellement, les Balkans puis plus largement avec l’Europe. Depuis la fin des années 90 et l’ère Simitis – Papandreou – Cem, les relations sont passées du stade belliqueux (1996) à l’entente cordiale et d’intérêt bien compris réciproquement, la croissance de l’économie turque n’étant pas étrangère à la stabilisation de ces relations.
Les différends demeurent, partage de la mer Egée notamment, sans pour autant créer de blocages sensibles ou ouverts.
C’est cette coexistence pacifique tendant vers la coprospérité qui a permis à la Turquie d’obtenir le statut de candidat à l’UE (1999) puis de voir ouvertes les négociations d’adhésion à l’UE (2004).
Le premier couvercle était ouvert.
2) Kibris (Chypre) : le second couvercle que les ultras de la cause anti-Turquie dans l’UE vous diront toujours fermé fut ouvert dès le début de l’année 2004 avec une sensible inflexion de la diplomatie turque sur le dossier chypriote sous l’impulsion du gouvernement AKP bien relayé par un très actif ministère des affaires étrangères. La Turquie abandonne alors ses positions maximalistes pour proposer une ouverture : la partie chypriote grecque est prise à contre-pied. Certains cercles militaires à Ankara grincent des dents. Et même un peu plus.
Aujourd’hui, le blocage persiste, le plan Annan, accepté par la partie turque en avril 2004 est enterré et l’on s’apprête à renouer le fil des négociations le 3 septembre prochain.
Second couvercle entrouvert. L’un des piliers de la doctrine nationalo-conservatrice en Turquie.
3) Karabag ( Haut-Karababh) : troisième couvercle, celui-ci hermétiquement fermé au-dessus d’un chaudron caucasien qui contient en vrac la question des minorités turcophones dans le Caucase (et au-delà le Touran et l’Asie centrale), celle des frontières, celle de l’Arménie, des relations avec ce pays, son peuple, son identité et son passé commun avec la Turquie… Vaste programme ô combien intimidant.
Pourtant le « moment caucasien » (Vartan Özkanian, chef de la diplomatie arménienne) que vit aujourd’hui la région depuis la guerre en Géorgie fait se délier les langues, s’ouvrir les esprits et se briser certains vieux refrains. Il est fort probable que les jours qui viennent nous révèlent que le moment caucasien se joue moins à Tbilissi qu’entre Ankara et Erevan. Toujours est-il que le 6 septembre tous les Turcs seront derrière leur écran de TV pour retrouver les héros de la dernière coupe d’Europe affrontés à la sélection arménienne. Moment historique… pour le football.
4) Et puis il reste un dernier K dont le couvercle se fait chaque jour plus pesant.
C’est le K de Kirkouk, du Kurdistan et de cette question kurde que vient oblitérer le sigle du PKK.
La logique est la même que sur les autres côtés du quadrilatère : prendre appui sur un point géographique extérieur au territoire turc pour en faire une source de risque stratégique.
Dans le cadre de l’UE et du processus d’adhésion à l’UE, les peurs liées aux questions grecque et chypriote se sont plus ou moins estompées si ce n’est envolées.
Suite à la guerre russo-géorgienne, l’appréciation des menaces dans le Caucase a connu une certaine inflexion.
Mais il est vrai que sur le dossier kurde, le PKK continue de représenter une menace d’autant plus cruelle et réelle qu’il redouble « d’efforts » ces dernières semaines afin de créer le climat idoine à la décision que les juges constitutionnels ne vont pas tarder à prendre en ce qui concerne le sort du parti kurde représenté à l’assemblée nationale (DTP, Parti pour une Société Démocratique) : en cas de fermeture de ce parti et donc d’une certaine façon, de la voie parlementaire pour les Kurdes, il est évident que le grand vainqueur ne serait autre que le PKK.
Pour conclure momentanément, deux remarques :
La Turquie est en pleine mutation. Avec les événements qui secouent le Caucase, elle a aujourd’hui l’opportunité de franchir une étape définitive dans la mutation qui est celle de sa géographie : non pas celle des territoires ou des frontières (ô vieilles phobies !) mais celle de sa façon d’appréhender ces mêmes territoires et les relations qu’elle entend nouer avec eux.
Voilà une petite histoire qui ne manquera pas de plaire à l’UE, à ses frontières comme à son avenir.
du Kosovo au Kurdistan en passant par la Transnistrie, l’Abkhazie, l’Ossétie, le Haut-Karabakh et Chypre, les risques présents ou latents sur cette partie des confins européens sont devenus plus manifestes suite aux récents coups de griffe de l’ours russe. C’est ici la promesse d’une convergence - et même d’une imbrication - entre la définition à venir d’une politique de voisinage européen et l’ouverture des « couvercles » de la boîte stratégique turque.