Dans l’affaire Orhan Pamuk, les juges de la Cour de cassation se sont récemment distingués en reconnaissant, le 27 mars dernier, le droit à des militants ultranationalistes d’ester en justice contre le prix Nobel de littérature. Ouvrant ainsi la voie à de larges et graves conséquences judiciaires.
Quand l’autorisation du ministre de la justice fut réinstaurée en 2008, nous nous sommes crus, pour l’essentiel, sauvés de l’horreur de l’article 301, réprimant les “insultes faites à l’identité turque”. Mais il n’en est rien. Parce que la dernière décision de la Cour de cassation concernant l’affaire en indemnisation d’Orhan Pamuk n’a rien à voir avec le 301. Elle contourne ce funeste article. Et de la sorte, la justice turque crée une effroyable jurisprudence. Si terrible d’ailleurs, il faut vous y attendre, que, ce qu’elle produira d’absurdes conséquences, sera du style à vous glacer les sangs.
Le 3e tribunal d’instance de Şişli (Istanbul) a par deux fois refusé que l’on juge Orhan Pamuk : “Ces gens-là ne peuvent pas ester en justice, ils ne peuvent pas être parties.” Malgré cela, la Cour de cassation leur a reconnu ce droit, en vertu des dispositions du code civil concernant “les atteintes aux droits des personnes”. Elle dit très ouvertement la chose suivante : “ Chaque Turc peut lancer un procès”
« Le procès lancé s’appuie sur le motif d’atteinte aux droits de la personne. Dans notre droit, le contenu d’une telle notion est laissé à l’appréciation du juge. En font donc partie l’identité professionnelle, l’honneur, la dignité, la race, la religion et la citoyenneté, les sentiments relatifs à une nation. Ainsi, ces plaignants sont-ils en droit de voir un procès intenté à la personne d’Orhan Pamuk, qui a déclaré : “nous avons tué trente mille Kurdes et un million d’Arméniens”. »
C’est un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Elle reprend là, mot à mot, la décision rendue précédemment par la 4e chambre de cette même Cour de cassation. La 4e chambre ? Celle qui acquitta, en invoquant la liberté d’expression, l’ancien député Süleyman Sarıbaş, alors que, depuis la tribune de l’assemblée nationale, il nous eut demandé, au professeur Kaboglu et à moi-même, “d’aller demander à nos mères qui étaient nos pères”.
Quant aux “plaignants” auxquels la Cour se réfère, ce sont Kerinçsiz et son équipe, le même Kerinçsiz, aujourd’hui en détention dans le cadre de l’affaire Ergenekon et qui, en coordination avec un autre prévenu d’Ergenekon, le général en retraite Veli Küçük, avait monté contre Hrant Dink et Orhan Pamuk, dans les couloirs du palais de justice, toute une série d’attaques, du crachat à l’insulte en passant par la menace physique... Et voyez donc un peu ce qui vient à l’esprit, à la lecture de la décision de la Cour de cassation :
1) En droit turc, ester en justice ou être partie à un procès, ce sont des procédures soumises à des règles très strictes. Pour pouvoir ester en justice, ou pour y être partie, il faut avoir subi des dommages sérieux et directs. Par exemple, si un homme est tué, son fils peut être partie au procès, mais pas son neveu. Ici, dans cette décision , il a suffi d’être “Turc” pour pouvoir intenter un procès.
2) Et comme cela a suffi, c’est que cette “insulte” a aussi été faite à chacun des juges de la Cour de cassation, qui sont tous des enfants de la patrie. Mais ces juges alors, comment ont-ils pu rendre justice ? Dans notre droit, il est une notion qu’on appelle le « conflit d’intérêt » : un juge ne peut pas juger une affaire à laquelle son intérêt est mêlé. Pourquoi ne sont-ils pas, dans ce cas, dessaisis de cette affaire ? Moi, personnellement, je ne suis pas du tout convaincu qu’il puissent se conduire et statuer de façon impartiale dans un procès que chaque fils de la patrie peut intenter.
Il reste cependant que le procureur dans l’affaire Dink, Ö. F. Eminağaoğlu n’a pas, lui non plus, été convaincu : lorsque la Cour de cassation avait validé la décision selon laquelle Hrant Dink avait insulté “l’identité turque”, il avait, en tant que Procureur de la république attaché à la Cour de cassation, émis une objection : “Il n’est pas suffisant d’être citoyen turc pour être partie à un tel procès. Il faut avoir subi des dommages directs du délit et du crime en question. Dans le cas contraire, il faudrait que tous les juges qui se doivent d’être citoyens turcs pour exercer, se retrouvent dans la situation de “celui qui subit des dommages”. Et comme d’après la règle voulant que de tels juges ne peuvent rendre la justice dans une telle situation, on se dirigerait vers une situation dans laquelle il serait impossible à tout juge turc de statuer dans de telles affaires.”
Bien sûr, comme tout se paie, après ces considérations fort rationnelles, le juge Eminağaoğlu a écopé d’une procédure disciplinaire en octobre 2009, actuellement en attente devant le conseil supérieur de la magistrature...
De là, il ressort cette conséquence logique : dans de tels procès, il nous faut importer pour une durée limitée des juges de l’étranger. Les voyez-vous là, l’absurdité et le côté illogique du fait d’autoriser d’ester en justice contre Orhan Pamuk dans une telle affaire ?
La définition du “Turc” par la Cour de cassation
3) La Cour de cassation est maintenant dans l’obligation de définir la notion de “Turc” dans l’urgence. Parce que si demain un citoyen non-musulman se présente et se met en tête d’intenter un procès à Orhan Pamuk, que se passera-t-il ? Je demande cela le plus sérieusement du monde parce que la Cour de cassation serait dans l’obligation de refuser ce procès. Car, combien de fois l’ai-je écrit, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, les non-musulmans n’entrent pas dans la définition de la notion de “Turc” telle que produite par l’article 66 de la constitution. La haute cour l’a déclaré haut et fort à trois reprises (en 71, 74 et 75) et l’un de ces arrêts est l’œuvre de l’assemblée plénière : “Il est interdit aux personnes morales, constituées par ceux qui ne sont pas Turcs, d’acquérir des valeurs immobilières.” [Décision du 08.05.1974]
Bien sûr, je suis bon pour répéter une fois de plus ce que j’ai déjà répété mille fois, la Cour de cassation n’est sur ce point pas la seule. Cette affaire, elle commence dès l’article 88 de la constitution de 1924 : “Sans distinction aucune de race ou de religion, le peuple est dit turc, pour ce qui est de la citoyenneté.” Ce “pour ce qui est de la citoyenneté” est une formule trouvée pour donner le change à Hamdullah Suphi (politicien turc très nationaliste, 1885-1966) qui, à propos des non-musulmans, déclarait : “Ceux-là peuvent être citoyens, mais ils ne peuvent pas être Turcs.”
Et puis de là, ce fut l’emballement dans les décisions des organes d’État, et ce, jusqu’à aujourd’hui. Pensez aux scandales de l’Impôt sur la fortune de 1942. En 1988, la directive pour la protection contre les sabotages fait des “étrangers locaux (de citoyenneté turque) dans le pays ” les principaux suspects. Le 2e tribunal administratif d’Istanbul, dans une décision du 17 avril 1966 a employé cette expression au sujet d’un citoyen d’origine grecque : “un citoyen de la république de Turquie de nationalité étrangère”. L’article 24.2 de la loi 625 en date de 1965 a voulu que l’on nomme, dans les écoles étrangères et aussi non-musulmanes, “des proviseurs adjoints, citoyens de la république de Turquie et de race turque”.
Oubliez même tout cela, et rappelez-vous que dans ce pays, une ministre de l’intérieur, Mme Meral Akşener, a traité le leader du PKK, Öcalan, de “sperme arménien”, et qu’elle n’a même pas fait l’objet d’une enquête pour insulte à l’identité turque dans le cadre de l’article 301 (159). Parce que désormais, le fait était « officiellement reconnu », que les non-musulmans de Turquie étaient tenus en dehors de la nation turque. Il est tout à fait libre de les insulter ; insulter les Turcs est un délit.
Les fautes graves du juge
4) Les juges qui ont arrêté la condamnation dans le procès Pamuk, sont en faute grave sous bien des aspects :
Premièrement, ils jettent une ombre sur leur impartialité. İls ont permis que chaque personne d’une nation à laquelle ils appartiennent, puisse intenter un procès. Pourtant, dans l’affaire d’une série TV insultant les concierges, ils avaient décidé que n’importe quel concierge ne pouvait intenter un procès.
Deuxièmement, ils ont fait de la discrimination : ils ont procédé à une distinction des citoyens selon les idées politiques. Alors qu’ils ont acquitté un député insultant très vulgairement, et mon père et ma mère, ils ont condamné Pamuk.
Troisièmement, ça n’est très important que du seul point de vue de leur mentalité, mais en fait ils ont insulté “l’identité turque”. Parce qu’à partir du moment qu’ils acceptent la possibilité de ce procès, ils acceptent aussi le fait que des événements aussi lamentables que la catastrophe de 1915, durant la période ottomane, relève de la nation turque qui ne commença de se construire qu’après 1923.
Et au-delà de toutes ces choses, ces juges ont sérieusement mis en danger la liberté d’expression en Turquie. À partir de maintenant, personne ne pourra plus se pointer et dire que “l’islam avilit les femmes” parce qu’après cet arrêt Pamuk, tous les musulmans seront en droit d’intenter un procès en indemnisation. Personne ne pourra plus dire que “ la Turquie tient Chypre sous le joug de l’occupation”, parce que désormais, tous les Turcs seront en droit de lui intenter un procès.
Mais j’ai été trop long. Il y a 150 ans, le regretté Ziya Pacha avait expliqué tout cela en un distique :
“Et si le juge est plaidant, et l’huissier, témoin au procès,
Dira-t-on que cela relève de la justice ?”