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Turquie Européenne ou la mue des « turcophiles »

mercredi 24 mars 2010, par Marillac

La Turquie change profondément. Turquie Européenne doit s’adapter.
2004. La polémique sur l’adhésion de la Turquie bat son plein en Europe, en France. La date de début des négociations d’adhésion approche et l’UE se cherche une position défendable. Elle se débat dans un double paradoxe.

- Celui d’un nain politique élargi aux dimensions d’un continent, suscitant des attentes et des espoirs qui la dépassent et la rendent d’autant plus désespérante.

- La question turque vient la cueillir alors que, tout légitimement, se pose celle de la place de l’UE dans une globalisation qui vient d’essuyer le choc du 11 septembre : comment éviter le choc des civilisations et faire face à la montée des sentiments anti-islam partout sur le vieux continent ? Équation délicate s’il en est.

Les enjeux sont énormes, les passions déchaînées. D’un côté comme de l’autre. On entend toutes sortes d’arguments éculés et erronés concernant les risques présentés par une candidature turque, plus généralement par la Turquie. Des simplifications éhontées, des explications sommaires, un vrai processus de diabolisation entre des Européens, des Français certains de défendre, de faire valoir une certaine identité et des Turcs tout aussi assurés de défendre cette européanité qui constitue une part importante de leur propre identité. Et qui dit identité, dit passion.

Turquie Européenne (TE) est fondée à cette date, dans ce contexte. Avec cette envie qui nous brûlait les lèvres et les esprits, de dire, d’expliquer la Turquie que nous connaissions, que nous aimons. Autre cri du cœur. Mouvement largement spontané et inorganisé, l’élan Turquie Européenne a pourtant su se maintenir sur la durée. De part et d’autre, les arguments ont été fourbis, travaillés, élaborés, critiqués. Les positions ont parfois bougé, des lignes se sont estompées, d’un côté comme de l’autre lorsque le débat parvenait, entre deux échéances électorales, à échapper à ce surplus de passion qui a pu parfois nous desservir tout autant que nos contradicteurs.

Mais voilà après tant d’années, la persévérance de Turquie Européenne l’a maintenue dans le débat, de moins en moins dans la polémique, de plus en plus dans l’information, l’éclairage, l’observation des processus à l’œuvre en Turquie. Et insensiblement Turquie Européenne a changé, malgré elle, à l’image de cette Turquie qui mute sous nos yeux.
De la défense de la pertinence d’une candidature turque à l’UE, TE est passée à l’éclairage des processus à l’œuvre dans la société turque – montée de la société civile, démocratisation, urbanisation, … - pensant à juste titre que la meilleure chance de la Turquie pour une éventuelle adhésion se tenait précisément dans ces processus d’émergence.

Une inflexion majeure

Aujourd’hui après six ans d’existence, TE ne peut plus envisager son action et son discours de la même façon que trois ou quatre ans plus tôt. L’inflexion majeure s’est produite en 2007. Le 19 janvier de cette année, le journaliste Hrant Dink était assassiné. 200 000 Turcs descendent dans la rue pour ses obsèques. Personne n’a encore mesuré l’ampleur de l’inflexion : c’est un geste massif, majeur et spontané de la société turque. Les grands ordonnateurs qui avaient jusque-là présidé aux mobilisations populaires en Turquie - jouant le plus souvent sur les passions identitaires - sont soufflés, incrédules. Ils nient l’évidence. C’est la preuve même de cette spontanéité qui fait d’un tel geste un geste fondateur pour la Turquie démocratique et civile. En janvier 2008, éclatait l’affaire Ergenekon. Entre temps, l’armée avait tenté de ramener les civils à la raison par un mémorandum électronique qui fit long feu et provoqua un nouveau triomphe électoral du parti au pouvoir l’AKP en juillet 2007.

Deux ans plus tard, il ne reste plus grand-chose du régime de tutelle imposé par l’armée au pays. Quelques résistances d’arrière-garde. La parole et la presse n’ont jamais été aussi libres en Turquie, dynamitant peu à peu tout ce que cette tutelle militaire et mentale avait bétonné au fil des décennies. Ce sont des idées, des propositions, des notions nouvelles qui parcourent l’espace public, suscitent des débats virulents, sont critiquées puis reprises par les institutions, des idées qui contaminent et dictent elles-mêmes l’agenda d’un pouvoir AKP désorienté, dépassé, conservateur et assez peu imaginatif, sentant confusément
la nécessité de suivre, d’épouser le mouvement qui, d’une façon ou d’une autre, lui assure son maintien au pouvoir tout en le condamnant à un dépassement (une scission ?) rapide et inéluctable.

Des processus de mutation violente balayent la Turquie : voilà ce qui occupe son agenda, bien plus et bien plus profondément que l’agenda européen qui l’occupait il y a encore 4 ans.
La question turque n’est plus européenne, plus exclusivement : elle est turque, elle est globale. Comment la Turquie plongée dans ce grand bain de l’économie, du spectacle, des valeurs globales (la démocratie libérale, la démocratie et le marché global qui imposent leurs systèmes de sens) va-t-elle franchir ce cap ?
Nous nous sommes longtemps demandé si après l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir en 2007, la candidature turque et le processus d’adhésion avaient encore quelque pertinence. Si l’existence de TE avait encore un sens. Mais la problématique n’est assurément plus celle-ci.
La Turquie n’a plus besoin de l’Europe, de la garantie européenne pour assurer et pour initier des dynamiques internes de modernisation qui, aujourd’hui, tournent à plein dans le pays.

Et la question européenne n’est plus celle de la candidature turque. Elle est avant toute chose celle de l’invention d’une cohérence politique sans laquelle le projet européen ne survivra pas et sans laquelle la candidature turque n’aura pas de sens politique. Mais la recherche de ce projet politique n’est assurément plus celui des pères fondateurs, celui de la paix continentale ; non il s’agit aujourd’hui de la recherche urgente d’un minimum de cohérence et de volonté politique face à ce grand chaos des émergences et des renversements de valeurs vécus dans le bouillon de la globalisation.

La Turquie aux portes de l’Europe, et l’Europe aux portes de la Turquie sont donc confrontées à des problématiques convergentes. Voilà ce qu’il nous revient, à nous TE, d’éclairer aujourd’hui pour que d’ici dix ans, nous puissions avoir les moyens de déterminer si cette convergence peut revêtir une traduction politique, à savoir une adhésion de la Turquie au projet européen.

Pour les deux protagonistes voici la promesse d’une décennie d’énormes défis. Qui saura le mieux les relever ? Les relèveront-ils l’un sans l’autre ?

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