Turquie Européenne, au bord de la faillite ?

Allons-nous fermer Turquie Européenne ?
Beaucoup en ont rêvé. Certains y ont pensé.
Nous n’en avons rien fait.

Et pourtant…[Soupir(s)]
L’arrivée, tout d’abord, de Nicolas Sarkozy au pouvoir en renfort à la position merkelienne, pourtant pragmatique, laissait augurer d’un pire à la mesure de la démagogie de l’impétrant et barbant barbier en campagne.
Et puis, il faut et sut faire vertu de réalité. Comme ses prédécesseurs et peut-être mieux encore.

Le pourrissement par la longueur des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE ensuite. Chypre, le gel de certains chapitres, des conditions sans cesse réinventées ou réinterprétées, les petites vexations répétées qui pourraient tendre à faire renoncer la Turquie comme on laisse choir un fruit tout simplement pourri.

Enfin, et surtout, les embardées du char « alaturka ». Quand en décembre 2006, Baskin Oran nous annonçait dans un éditorial qui allait faire date que la Turquie était cette chenille à peine chrysalidée et encore à bonne distance du papillon démocratique, nous ne saisissions pas encore concrètement de quoi il souhaitait nous entretenir. « La route qui mène au paradis est pavée de pierres trempées aux feux de l’enfer… »

Répliques sismiques

Moins d’un mois plus tard, son ami Hrant Dink était assassiné. Depuis le pays court de crise en crise, nous faisant espérer que la nouvelle sera bien la dernière. Mais las…
Les manifestations laïques du printemps dernier. L’invalidation du premier tour de l’élection présidentielle. Le e-coup d’Etat, puis les élections législatives. La victoire de l’AKP. Les crises kurdes à répétition. L’inintelligence politique absolue de l’AKP qui pense pouvoir cocher les cases d’un agenda que les champions de la déstabilisation veulent absolument lui voir noircir. Et puis pour couronner le tout, les esthètes de la farce judiciaire en Turquie venant oblitérer 54% des suffrages exprimés au nom de la raison d’Etat avec une conception du droit qui laisse rêveur.
Souvenons-nous simplement, pour donner une idée de la hauteur de vue des enrubannés sévissant dans les cours, martiales, de la République de Turquie, d’un des plus beaux motifs d’accusation portés à l’encontre de Baskin Oran et de Ibrahim Kaboglu. « Coupables » d’avoir rédigé un rapport sur les minorités en Turquie sur commande du premier ministre, n’ont-ils pas été accusés par un procureur de vendre des CD et DVD pornographiques ?!!! Et Turquie Européenne de les écouler sur le marché européen… Non, là c’est de l’humour : cela nous aurait permis une reconversion, ma foi lucrative.

Trêve de plaisanteries donc. Et de reconversion.
Parce que nous n’avons pas déposé le bilan de Turquie Européenne. Et nous ne le ferons d’ailleurs pas.

Crises d’identités

 Parce qu’à la différence de ceux qui peuvent se repaître de ces crises turques à répétition en se rengorgeant sur les certitudes binaires que leur inspire le pire des conservatismes – la Turquie en mal d’identité, déchirée entre occident et orient, entre laïcité et islam - aussi bien identitaire et européen qu’identitaire et turc, nous ne tiendrons pas les répliques de ce séisme pour la répétition figée d’une crise ouverte en 1923 avec la fondation de la République.

Parce que la Turquie et sa société ont depuis évolué. Parce que chacun des chocs aujourd’hui répétés et de plus en plus rapprochés sont autant de signes d’une évolution en cascade faisant et défaisant identités, certitudes et idéologies ; sommant la société d’inventer de nouveaux liens et de nouveaux modes de cohabitation avec son passé et ses propres différences. Alors fi de cette crise d’identité dont le mythe sonne de manière si rassurante aux oreilles de bien des « occidentaux ». La Turquie vit une série de crises d’identités – musulmane, laïque, turque, kurde, chrétienne, arménienne, féminine, homosexuelle… - dont les contradictions ne sont plus du tout réductibles par assimilation.
Et le choix n’est plus seulement entre modernité et archaïsme, entre Europe et orient, catégories dépassées par la complexité d’un débat qui préfigure et peut légitimement inquiéter une Europe qui y sera confrontée à un moment ou à un autre, si elle envisage sa propre construction politique et démocratique en réponse aux défis de la globalisation.

- Turquie Européenne ne met donc pas la clé sous la porte parce que si la critique de la Turquie – anti-turque selon nos détracteurs – a sa place dans nos colonnes c’est dans l’optique d’ausculter et de saisir les évolutions et les traits de cette Turquie qui se dessine peu à peu et qui, celle-là sera éminemment européenne. Derrière chaque crise émerge la Turquie moderne et démocratique que nous appelons de nos vœux : 100 000 personnes dans les rues lors des funérailles de Hrant Dink ; émergence des Jeunes Civils lors des manifestations laïques ; ridicule étalé en public du e-mémorandum militaire du 27 avril dernier ; folles campagnes spontanées des candidats de la gauche indépendante...

 Turquie Européenne reste donc de la partie parce que la complexité du débat en cours dépasse celui d’une modernité que l’Europe a eu trop tendance à tenir pour acquise, afin d’envisager celui de ce qui la dépassera, sans doute à l’échelle globale, espérons le à échelle européenne.

Il en résulte que la question turque en Europe dépasse de beaucoup la seule question d’une adhésion. Et que pour ces raisons mêmes, il importe peu en fait que les conservateurs européens de droite ou de gauche – il n’est pas de limite partisane aux thuriféraires de la modernité imbue de son propre modèle – ou que les gouvernements européens traînent les pieds sur ce dossier. Car le chemin de la Turquie ne passera pas ailleurs qu’en Europe.

Et l’exigence européenne que symbolise l’adhésion turque peut et doit même survivre à la stupidité crasse des dirigeants politiques de tout bord qui viendraient en saborder le projet. Ne serait-ce que par une trop coupable négligence.