12 septembre 1980 - 12 septembre 2010, trente ans exactement. Avec le référendum du 12 septembre dernier et l’approbation d’une réforme constitutionnelle par près de 58 % des électeurs, la Turquie referme la page, blanche, que lui avait ouverte le coup d’Etat du 12 septembre 1980. Elle lave son linge sale, essuie son lavage de cerveau.
Elle se débarrasse des derniers arcanes du pouvoir d’Etat hérité de la junte, des derniers symboles de ce coup de force qui assomma la société turque durant plus de 20 ans.
Après s’être débarrassée de la tutelle exécutive, de ce shadow cabinet qu’était le Secrétariat Général du Conseil de Sécurité Nationale (2004),
puis législative, avec le processus de pré-adhésion puis d’adhésion (les conservateurs parlant de coup d’Etat silencieux) à l’UE,
voilà ce pays qui se débarrasse de l’ultime et de la plus symbolique des tutelles, la judiciaire, celle qui permet de dire la loi, à sa façon, et de la faire ou la défaire dans son application.
Le roi est nu. La chute de ce dernier bastion kémalo-conservateur et l’appel, immédiat, par tous les partis, à un débat constituant de fond marquent une ère nouvelle : la Turquie tourne une page, en ouvre une autre. Quelle page tourne-t-elle ?
Celle d’un coup d’Etat exécuté en 1980, celle de l’exécution méthodique d’une thérapie de choc sur la société turque. On savait la première génération de républicains turcs plutôt portée sur la question, la pratique et le lexique médicaux. Question de greffe et de greffons de la modernité sur l’arbre turc… On se représentait moins les membres de la junte du général Evren comme de brillants adeptes d’une thérapie de choc qui allait remodeler la société turque.
Thérapie disions- nous ? A mi-chemin de la psychiatrie et de la politique sociale, elle relève de l’économie. De Pinochet à Eltsine, en passant par Paz, Menem et Evren, le même procédé est à l’œuvre : une immense privatisation de l’économie et des biens publics pour le très exclusif privilège du sacro-saint marché libre, concurrentiel et global, la naturelle réserve de chasse des grandes corporations multinationales, devenues depuis les grands métronomes des flux mondiaux.
La « recette » est éprouvée :
une campagne de terreur souvent soutenue par la torture : il s’agit là de la stratégie de la page blanche, la création d’un ou de plusieurs (électro)chocs, la déstructuration des mémoires et des identités pour dégager le champ des possibles de la réforme néolibérale.
une destruction systématique des cadres, des organisations et des idées dites « socialistes » : par la torture, la répression, la législation et le stroboscopique bombardement idéologique d’une nouvelle « identité », celle de la synthèse turco-islamique (savant mélange d’islam et de nationalisme à grand renfort de minarets, le tout financé par un Etat laïque !)
une libéralisation des prix, une ouverture des frontières et des marchés menée par le premier gouvernement libre de cette période, celui de Turgut Özal.
une stratégie de développement tournée vers l’exportation.
Bilan : en trente ans, la Turquie est devenue une économie productive intégrée aux flux mondiaux, un pays urbanisé et de plus en plus désenclavé. Mais un tel bouleversement n’est pas allé sans choc :
choc politique d’une terreur d’Etat maintenue par le double effet du régime de tutelle militaire mis en place par la constitution et d’un puissant maillage idéologique de la société.
choc terroriste du PKK, le parti séparatiste kurde, qui prit dès la seconde moitié de la décennie 80, le quasi-monopole de la violence non légitime en Turquie.
choc symbolique d’une inflation endémique et incontrôlable jusqu’à la seconde thérapie de choc imposée au pays après la crise bancaire de 2001.
Le référendum du 12 septembre, par sa date comme par son contenu, devient le symbole d’une société turque qui accepte enfin de juger les auteurs de ces chocs et de cette violence ; une société civile qui accepte enfin de se pencher, de demander et de rendre justice, de parler de ce trauma « fondateur » de la Turquie contemporaine.
Dix jours plus tard, le 22 septembre, sortaient sur les écrans français, les deux derniers chefs-d’œuvre du réalisateur turc Semih Kaplanoglu : Miel et Milk. Quel(s) rapport(s) ? Plusieurs.
Le retour aux origines : les deux films sont les deux derniers volets d’une trilogie commencée avec Yumurta (Œuf), récit poétique et biographique (quasi autobiographique) centré sur le personnage de Yusuf, un libraire d’Istanbul, la trentaine, dont on remonte le fil de la vie en une sorte de lent flash-back : Yumurta (30 ans), Milk (18 ans), Miel (6 ans).
Le choc : Milk et Miel commencent tous les deux par des personnages au visage retourné. Une jeune femme pendue par les pieds et soumise à une séance d’exorcisme dans Milk, un homme suspendu, très haut dans une futaie, à une branche qui menace de casser dans Miel. Est-on dans le souvenir, l’imagination ou le rêve ? Toujours est-il que ces deux séquences mettent en scène deux chocs, deux traumas. Rappel : en allemand, rêve se dit Traum.
Sortir du cocon des émotions : Miel, c’est un jeune garçon qui ne lit pas et ne parle pas en public, un jeune garçon renfermé appréhendant le choc des mots, la mort de ses émotions sous la violence des signes. Un garçon qui n’échange qu’en murmurant avec son père, qui vit blotti dans le monde de ses sensations, de la, de sa nature, des abeilles et de l’admiration qu’il porte à son apiculteur de père. La mort de ce père va l’en délivrer, violemment. Il garde au fond de lui, le souvenir de l’appel des bois noirs où il court se réfugier, ce domaine des souvenirs, des rêves et des mythes. De la poésie qu’il écrira plus tard, dans Milk.
Par-delà le choc des mots, Semih Kaplanoglu, cinéaste et poète, nous rappelle combien le monde doit continuer de battre et d’affleurer, d’animer leur surface, comment ils ne peuvent jamais être que signes vides sur une page blanche mais aussi la résurgence de toute, de toutes les mémoires, d’une terre, une langue, un peuple.
Par-delà le choc, sa thérapie et sa résorption, il nous montre aussi comment le retour sur un trauma construit un individu, une personne, cette notion neuve qui émerge aujourd’hui en Turquie plus que jamais.
L’invention de la solitude s’éclaire, quant à elle, lors du dernier plan-séquence de Milk, cadrant le visage de Yusuf adolescent, parti travailler à la mine et coiffé d’un casque de mineur dont la lampe brille en pleine nuit. Sur une superbe bande-son, reprenant les bruits des pompes et autres machines de la mine, suggérant un monde industriel qui détruit, construit et reconstruit sans cesse, un monde fuyant, sans endroit ni envers, les très longues minutes consacrées à son visage, puis à sa lampe, éblouissante en plein axe, soulignent encore cet écart, ce sevrage qui l’a fait se séparer de sa mère, s’en remettre au seul faisceau de sa conscience individuelle, aussi éblouissante soit-elle parfois, aussi limitée et biaisée soit-elle encore.
Elle est l’invention d’une pensée, d’un logos, d’une autonomie qui ne s’en remet plus forcément au mythe mais qui, comme nous le montre le dernier opus, Yumurta, ne le rejette pas non plus : Yusuf, revenu chez lui alors que sa mère vient de décéder, finit prostré, une nuit, aux pieds d’un impressionnant molosse ; l’un de ces animaux mythiques d’Anatolie, les célèbres chiens Kitmir, gardiens des Sept Dormeurs de pierre se réveillant et veillant, par cycles, à la bonne marche du monde.
Et la Turquie n’est-elle pas aujourd’hui irrémédiablement en marche, traçant elle-même son propre chemin ?