En Turquie, nombre de développements politiques sont abordés et appréhendés de manière singulière : on ne les aborde que sous l’angle exclusif du changement, sur la base de perceptions partisanes et sans le moindre débat, bref dans le cadre d’une cristallisation des positions politiques.
De temps à autre, cet état de choses reflète une réalité.
Les procès Ergenekon, le processus de renforcement des pouvoirs civils, le triomphe des responsables civils contre ceux de l’Etat dans le cadre des mécanismes de prise de décision, la voie empruntée sur la question kurde et l’élargissement de l’espace ouvert aux libertés et aux droits fondamentaux en sont quelques exemples parmi d’autres.
Mais, sur certains problèmes politiques et démocratiques, ce même état de choses constitue des « points aveugles » ou bien ouvre la voie à une sorte de « cécité partielle ».
Les dernières violences policières (concernant les étudiants notamment), les explications venant les légitimer, les lacunes proprement juridiques dans ce délicat équilibre du droit et de la politique, les fautes de style et de méthode, les réactions violentes face aux secteurs de la vie professionnelle émettant des revendications, les positions opposées à toute demande allant dans le sens d’une politique de l’environnement, tous ces exemples constituent des points de cette cécité partielle.
Dans le cadre d’un processus de changement, le soutien à ce changement, et dans ce cadre, la politisation qui en résulte, ouvrent la voie à la négligence ou à l’oubli de ce genre de questions.
Ou alors, c’est tout le contraire…
Appréhendés comme s’ils représentaient la totalité d’une politique de changement, ce genre de thèmes politiques acquiert le statut de soutien logistique à la lutte menée contre le pouvoir en place, voire contre le processus de changement lui-même…
Par exemple, l’affaire Hanefi Avcı (ancien policier, auteur d’un best-seller sur le noyautage des institutions par les confréries musulmanes et faisant le lien avec l’acharnement judiciaire dont les militaires font l’objet depuis 2008. Il a été arrêté et accusé de complicité avec une organisation terroriste, ndt)...
Les positionnements au sujet de ce Monsieur n’ont-ils pas été plus déterminés par les convictions relatives au camp qui était le sien, du côté ou non du changement, que par ses propres gestes et dires ?
On n’a même pas parlé de l’affaire Avci, elle a été classifiée…
Et il est nombre d’autres exemples…
Mais lorsqu’il est question de certaines valeurs et de certains modes d’action, la cécité devient encore plus frappante et dérangeante.
Comme il en va de la violence de la police, des déclarations officielles, aussi déterminantes que cette violence même et, enfin, des justifications du pouvoir, aussi marquantes que la violence qui les a inspirées…
Parce qu’à ce moment-là, la cécité peut rapidement passer d’une politique réformiste et de changement ou bien du soutien apporté à une telle politique, à la pure justification, à l’apologie d’un autoritarisme politique.
Aux personnes et aux cercles qui se disent démocrates de ne pas permettre un tel glissement.
Aujourd’hui face à nous se tient une gouvernance AKP qui a endossé et porté le changement, qui a élargi l’espace civil et politique face à l’Etat, mais qui malgré cela socialise et généralise une culture politique patriarcale.
Je l’ai déjà dit quelques jours plus tôt, je le répète :
La démocratie ne procède pas que de la seule extension de l’espace politique, la démocratie nécessite, simultanément, le bourgeonnement, dans ce même espace, des valeurs civiles et non-violentes.
Et cela, c’est le nom d’un état de la chose politique où les valeurs humanistes et les droits de l’Homme sont des critères de légitimité, le nom d’un agencement politique dans lequel ce critère de légitimité inspire les lois et les pratiques.
Les points aveugles ou bien leur utilisation idéologique…
Mais pourquoi en va-t-il ainsi ?
Il est deux réponses possibles à cette question…
Il en va ainsi parce qu’il n’y a pas d’opposition, ou plus exactement, parce qu’il n’est pas d’alternative à l’AKP dans le registre des politiques de démocratisation et de réforme. L’opposition n’est là que pour montrer ce que l’on ne peut faire, pour dire « non », pour défendre l’ancien régime, le statuquo.
Si, dans des sociétés passant d’un ordre semi-clos à un ordre semi-ouvert, l’élément moteur ou porteur du changement est unique, alors il voit souvent son style virer à l’absolutisme. Un style que l’on identifie à l’idée de la voie unique, voire même au concept de la démocratie.
Chez nous aussi, c’est ce qu’il se passe.
Quant à la seconde réponse…
Elle est liée au regard que l’AKP porte sur la société. Le réformisme et la volonté de changement n’y changent rien, ils ne font que le masquer.
Quel est-il ce regard ? Nous le soulignons depuis des années, il s’appuie sur deux piliers :
Le premier de ces piliers est tout entier tissé des démarches et de l’esprit de “solidarité traditionnelle”, solidarité liée à “la bonne intention”, la « grâce » du donneur et non à “l’interaction donneur-receveur”.
Le second est fondé sur l’acception d’une “nation monolithique” dépourvue de mouvances différentes, ne revendiquant rien directement ou alors en se contentant de donner son suffrage à un parti. Sur une représentation du peuple supposant que chaque mesure juste affecte tout le monde de façon juste et égale…
Cette façon de voir les choses renvoie à un point intrinsèque du conservatisme turc : elle donne une importance extrême à une politique définie par le politicien et la violence…
Et lorsqu’il en va ainsi, dans ce modèle, la vision politique ne procède que de vérités et d’erreurs, que d’absolus…
Si l’absolu est du côté du changement, vous avez de la chance…
S’il respire l’autoritarisme, ça sent le roussi…