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Quelle est cette géographie qui exclut la Turquie de l’Europe ?

lundi 3 janvier 2005, par Eric Glon, Patrick Picouet

Le Monde - 30/12/2004

Convoquer systématiquement la géographie pour refuser l’entrée de la Turquie ou douter de sa possible intégration dans l’Union européenne a de quoi surprendre. Telle est pourtant la position de nombreux responsables politiques français.

Pour les personnalités de droite, elle n’est européenne ni par sa géographie (MM. Michel Barnier, Jean-Claude Gaudin, Alain Madelin) ni par son territoire (Philippe de Villiers). Il n’y a donc pas de raison de l’inclure dans l’Europe. A gauche, et en particulier au Parti socialiste, la géographie est mise en avant pour justifier des hésitations : « Ni la géographie ni la religion ne suffisent à trancher », proclame Michel Rocard. Hubert Védrine déclare que « le oui serait généreux, justifié par l’histoire, si ce n’est par la géographie ».

Ce qui nous interpelle et qui s’avère extrêmement gênant réside dans l’invocation de la géographie pour justifier un refus ou une hésitation, mais sans argumentation géographique. Il est alors non seulement impossible de savoir ce qu’est un raisonnement dans cette discipline, mais exclure ou refuser de trancher en son nom semble naturel !

Confinée à la simple incantation, la géographie reste un redoutable et obscur instrument de pouvoir. De quelle géographie parle-t-on ? Elle n’est pas sans rappeler celle des cartographes de la Renaissance qui, par une confusion plus ou moins consciente, dessinaient des cartes de la France nommée « Gallia », en souvenir de la Gaule décrite par César et Strabon. Elle est si rassurante, la Gaule ainsi décrite dans ses limites traditionnelles de l’Océan, des Pyrénées, des Alpes et du Rhin. La nature lui donne des limites évidentes, stimulantes pour l’imagination de l’époque.

Ces limites ou barrières naturelles, garantes de l’harmonie du territoire national, jouent un rôle si important à l’époque moderne qu’elles deviennent, comme le rappelle Bernard Guenée, « les frontières de la France, imprescriptibles, inviolables et sacrées, enjeu fondamental de la politique du roi, objet essentiel des passions de ses sujets ». Aligner les frontières sur des fleuves, des montagnes ou des rivages océaniques, c’est surmonter la fragilité des limites humaines et historiques et choisir des délimitations objectives et indiscutables. Ce raisonnement a entraîné une interprétation fixiste et belliqueuse de la ligne-frontière. Combien de conflits, combien de guerres la France, l’Europe et le monde n’ont-ils pas connus, qui avaient pour origine (ou pour prétexte) des frontières « naturelles » !

De manière générale, c’est aujourd’hui encore au nom des frontières linéaires que des responsables politiques justifient leur rejet ou leurs hésitations. Ces délimitations sont de plus figées dans l’immuable et ne peuvent incarner ici qu’une séparation ou une barrière. Voilà donc les détroits des Dardanelles et du Bosphore ainsi que la mer de Marmara devenus des coupures intangibles qui ne souffrent aucune discussion !

Souvent utilisées dans le monde, les frontières ramenées à des éléments naturels offrent un certain confort aux dirigeants qui les utilisent. Leurs tracés n’apparaissent pas pour ce qu’ils sont souvent, à savoir des limites évolutives, des lieux de tension mais aussi des lignes de couture et des traits d’union. Les frontières peuvent se déplacer et même disparaître ! Ce sont des isobares politiques. Jacques Lévy est proche de l’idée d’isobare lorsqu’il évoque, pour définir l’Europe, des gradients d’européanité qui appréhendent des extensions successives, de l’Europe occidentale jusqu’aux cœurs des empires russe et ottoman et les régions qui furent longuement sous leur domination.

Pour l’auteur, l’Europe reste un espace ouvert dont le contenu combine la densité et la diversité. Isobare et gradient - figures métaphoriques empruntées aux situations météorologiques et donc au fonctionnement de l’atmosphère - s’opposent à toute perspective figée ! Les mouvements atmosphériques ne peuvent être bloqués par des frontières !

C’est en renouvelant l’étude des différentes fonctions de la frontière en tant que limite linéaire avec ses effets sur les régions avoisinantes que les géographes ont montré la diversité et la complexité des situations. Il est impossible d’enfermer les réalités des frontières dans une interprétation unique et d’en occulter le sens profondément géopolitique (Michel Foucher).

Trait d’union entre l’Europe et le Moyen-Orient musulman, baignant dans deux cultures, la Turquie est un lien que les détroits n’ont jamais coupé. Or c’est bien en partant de la vision d’une coupure que l’on tente actuellement d’utiliser la géographie comme facteur premier de son impossible entrée dans l’Union européenne. Les frontières de l’Europe, l’Oural et les détroits, constituent des limites naturelles dont des cartographes aux ordres des princes ont fait des frontières politiques. Par exemple, l’Oural devint la frontière de l’Europe lorsque le tsar Pierre le Grand voulut faire entrer la Russie dans le concert des puissances européennes.

Oural, Bosphore et Dardanelles représentent donc des limites conventionnelles dessinées sur des limites physiques. Ce sont des discontinuités dont les hommes organisent l’espace afin de les franchir. Ainsi, à Istanbul, des ponts ont été jetés à travers le détroit et des navettes font la liaison entre les rives. Le Bosphore est un territoire vivant, traversé par de nombreux flux, de personnes qui circulent dans la ville d’Istanbul comme de marchandises qui transitent entre la mer Noire et la Méditerranée. C’est le territoire de l’échange, de la fluidité et de la continuité.

Tout comme à l’intérieur d’Istanbul, le contact entre les Turcs et les Européens s’est toujours affranchi de ces limites naturelles ou de ces barrières. Les prises de position actuelles crispées, en partie, autour de frontières pseudo-naturelles cachent l’essentiel, c’est-à-dire l’organisation d’un débat portant sur le contenu de la construction et de la citoyenneté européennes, notre mode de relation et d’échanges avec le monde musulman. Voici la tâche qui incombe à nos gouvernants et responsables européens.

S’affranchir des blocages actuels est source d’enrichissements car cela place le dialogue et l’échange au cœur d’une Union européenne qui se doit d’être un construit humain clairement vécu et assumé par les populations. Sans doute est-ce là la nouvelle frontière que cette communauté européenne a à repousser.

Quant à l’usage de la géographie par nos responsables politiques, il s’apparente à une vision passéiste de la discipline héritée du XIXe siècle. Elle n’est plus aujourd’hui une caution aux cadres et limites plus ou moins arbitrairement fixés.

(*) Eric Glon est géographe à l’université des sciences et technologies de Lille (USTL), Patrick Picouet est géographe à l’IEP de Lille.

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