Derrière la rhétorique des critères juridiques ou économiques auxquels nous soumettons la candidature turque depuis 1959, on trouve simplement l’exigence interminable d’effacer un différend presque millénaire. Certains partis démagogiques n’ont pas hésité à placer le refus de la Turquie en tête de leur message électoral, assurés de caresser l’opinion dans le sens du poil. Et ils ont réussi à donner le ton. Face à cela, quoi dire ?
D’abord revisiter l’histoire, et comprendre qu’aucun pays n’est à ce point parvenu à la perfection démocratique qu’il puisse donner sans cesse des leçons aux autres. Pour cela il faut nous remettre dans la grammaire de l’histoire longue. L’Istanbul ottomane de 1492 a reçu les juifs chassés d’Espagne comme l’Istanbul des années 1930-1940 a reçu des universitaires juifs chassés d’Allemagne. La Sublime Porte, au temps de Soliman, est venue au secours de François Ier comme elle est venue au secours de l’Allemagne protestante étouffée par la Contre-Réforme. Et nous ne devons pas oublier que l’Empire ottoman s’est déployé dans les Balkans avant de se retourner vers l’Asie, l’architecture en est encore témoin.
Il ne serait donc pas inutile d’inverser notre mémoire. Si l’Europe a longtemps été encerclée par l’Empire ottoman, la plupart des reproches que nous adressons au passé turc sont les résultats du démembrement que nous avons imposé à l’Empire. C’est nous qui avons jeté dans le monde ottoman l’idée nationaliste, avec les suites génocidaires que l’on sait, et une guerre civile qui dure de 1912 à 1921.
C’est nous, Anglais, Français, Allemands, qui avons armé l’idéologie des « jeunes Turcs », mais aussi celle des nationalismes grecs, arméniens, kurdes, arabes, etc., et pour des motifs pas vraiment désintéressés. C’est nous qui avons orchestré la purification ethnique, avec nos traités de Versailles ou de Sèvres. Ce sont nos diplomaties et nos instructeurs militaires, depuis l’Allemagne de Bismarck jusqu’aux USA de la guerre froide ou d’aujourd’hui, qui n’ont cessé d’instrumentaliser l’armée turque dans leurs stratégies coloniales, pétrolières, ou impériales, et de muscler son régime contre tous les ennemis de nos « sociétés ouvertes ».
Et pourtant, cela fait des siècles que cette société anciennement urbanisée, plurireligieuse avant tous les pays européens, ne cesse d’user ses régimes successifs, de les démocratiser. Si Mustafa Kemal Atatürk donne le droit de vote aux femmes en 1934, bien avant les Françaises, c’est moins un coup de son génie personnel que le point où en était vraiment la société de son temps. Et lorsqu’elle accueille les artistes grecs qui fuient le régime militaire, on ne peut pas dire que la Turquie de 1963, au moment du traité d’association qui la lie déjà à la CEE, soit moins démocratique que la Grèce des colonels, l’Espagne de Franco, ou le Portugal de Salazar. Mais nous avons la mémoire si courte !
En faisant de la Turquie un pays frontière et militarisé de l’Occident, nous ne voyons pas que c’est un pays qui, loin de se rapprocher, s’éloigne peu à peu, et que cette dérive géopolitique et culturelle prépare des tremblements de terre et des fractures d’une gravité inédite.
Car regardez-la de près, cette Europe qui ne veut pas de la Turquie : c’est un club chrétien, ou plus exactement un club « post-chrétien », un club de retraités de l’histoire ! Nous ne concevons pas qu’il y ait d’autres voies vers la sécularisation, d’autres voies vers la distinction du théologique et du politique, que les formes prises par la laïcité française. Nous faisons de notre laïcité une sorte de lit de Procuste, nous coupons tout ce qui dépasse, tout ce qui bouge, c’est notre religion civile, une sorte de catholicisme en creux, bien jacobin, bien monarchique, bien français.
Evidemment, dans un tel club, la Turquie ne saurait jamais trouver sa place. Aussi laïque soit-elle depuis la révolution kémaliste, c’est-à-dire depuis quatre-vingts ans, elle ne le sera jamais assez. Pour se séculariser davantage, la société turque a « inventé » un parti politique attrape-tout, une sorte de « démocratie musulmane », politiquement libérale et moralement conservatrice (l’UDF devrait connaître !). Contrairement à l’image que l’on en donne parfois, non seulement ce parti n’est pas islamiste, mais c’est un parti sous la gouvernance duquel la société s’est plus rapidement « sécularisée » que sous celle, laïque et sourcilleuse, de l’armée. J’appelle sécularisation le pluralisme réel et la subjectivisation des croyances religieuses. Si nous pouvons demander quelque chose à la Turquie, c’est de mieux découvrir et protéger le trésor de ses minorités religieuses qui en font, autant qu’un réservoir d’eau pour le Proche-Orient, une immense réserve de « mémoires » pour l’humanité. Or préserver ces patrimoines, cela suppose de favoriser une véritable liberté religieuse et une cohabitation de ces traditions dans ce qu’elles ont de plus vivant, de plus inventif.
Mais comment saluer avec confiance la vivacité des autres cultures, si l’on n’a pas confiance en soi ? Voilà le problème de l’Europe ! Elle n’a pas confiance en elle. Le rapprochement de la Turquie avec l’Europe est l’occasion de desserrer l’étreinte du conflit entre une mondialisation rangée derrière le pseudo-messianisme américain et une insurrection conduite sous la bannière apocalyptique du néo-islamisme. C’est l’occasion de brouiller leurs cartes manichéennes, de ridiculiser le choc de leurs incultures. S’il s’agissait pour l’Europe d’arrêter sa frontière pour s’approfondir, c’est trop tard, c’est avant qu’il fallait le faire. La voilà maintenant dans l’obligation d’inventer autre chose : une nouvelle forme élargie de laïcité, à la hauteur des défis contemporains.
Tentons de faire crédit à ce que disent ceux qui veulent vraiment entrer dans l’Europe. On verra que ce n’est pas tant pour l’attractivité de ce qui nous reste de richesse que par curiosité, au sens fort. Parce que l’Europe, même autodétruite après la dernière guerre, reste une énigme, un mythe à déchiffrer, pour comprendre le passé du monde récent, installer durablement la pluralité des mémoires, et agir enfin sur ce qui vient.
Olivier Abel est professeur de philosophie éthique à la faculté protestante de Paris.