L’Union a un intérêt fondamental à intégrer la Turquie : aller au-devant du choc des civilisations, en désamorçant le conflit latent entre culture occidentale et culture musulmane.
Que la Turquie veuille entrer en Europe, ce n’est pas nouveau. Les historiens nous rappellent la prise de Constantinople en 1453, la bataille de Lépante en 1571 (où la chrétienté tout entière fit barrage à la flotte turque), le siège de Vienne en 1683. Le fait nouveau, c’est qu’une Turquie « laïcisée » et pacifique sollicite son adhésion à une Europe unifiée autour des valeurs fondamentales de la paix et de la liberté.
Sans recourir à un passé tumultueux, il y a d’excellentes raisons de refuser cette adhésion. Historiquement et géographiquement, la Turquie est à peine européenne. Economiquement, elle est loin de nos standards - l’inflation dépasse là-bas 20 %. Démographiquement, elle deviendrait très vite la nation la plus peuplée de l’Union, avec une fécondité de 2,5 enfants par femme, contre 1,4 dans l’Union. Culturellement, elle appartient au monde musulman même si l’armée veille à la laïcité de la République (mais il faut l’armée pour cela...). Politiquement, elle vient seulement de s’engager sur la voie du respect des minorités et de l’égalité des sexes. Enfin, n’est-elle pas un cheval de Troie de l’impérialisme américain en Europe ?
Toutes ces contestations méritent d’être écoutées et débattues. Mais il y a des raisons plus fondamentales qui militent en faveur d’une adhésion. Non seulement parce que la Turquie la demande depuis quarante ans, parce qu’elle est membre du Conseil de l’Europe, et parce que son gouvernement (qui se réclame de la culture musulmane) multiplie les gages à la culture européenne. Mais surtout parce que c’est une des missions de la nouvelle Europe que d’expérimenter des voies dans la gestion de la paix et dans la coexistence des cultures. Si un peuple de sa périphérie lui demande d’entrer dans l’Union et multiplie les efforts pour en respecter les conditions, l’Europe ne doit pas craindre de lui ouvrir sa porte, si elle a foi en sa vocation et confiance en son dynamisme. Surtout s’agissant d’un peuple musulman, car la plus grave menace qui pèse sur la paix du monde est ce conflit latent entre « l’arrogance occidentale et l’intolérance musulmane » que dénonçait Samuel Huntington dans son livre Le Choc des civilisations. De l’Europe, et d’elle seule - car seule en situation de pouvoir jouer ce rôle -, dépend que la menace du choc devienne une condition du dialogue. C’est-à-dire de la paix au XXI e siècle.