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Monstrueux, égoïste, tragique

dimanche 23 janvier 2011, par Baskın Oran

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Le « monstrueux » monument de Kars

Ce peuple est étrange d’une certaine façon. Pour une série qui n’a pas encore commencé - “Le Siècle Magnifique” sur Show TV -, il fait parvenir quelque 75 000 plaintes. Mais mon ami, si Soliman le Magnifique était un fieffé coquin, tu peux en être fier. Et de quoi encore raffolaient les Ottomans comme, avant eux, les anciens Grecs, les Romains et les Byzantins ? C’est comme si on l’ignorait. N’as-tu jamais entendu parler de Maktul / Makbul Ibrahim Pacha [Grand vizir et favori de Soliman le Magnifique....] !

Cette opposition cultive également l’étrangeté, mais à sa manière. Le parti islamiste de la Félicité (Saadet Partisi) se rassemble devant les locaux de Show TV et en passe la façade à l’œuf (Ça vous dit quelque chose ?). On en déchire partout les 4x3. Le parti démocrate cherche à se donner Tansu Ciller comme chef, pitié seigneur. Et comme toujours, le meilleur revient au CHP, parti républicain du peuple, l’opposition kémaliste : au procès de Diyarbakir durant lequel des Kurdes se sont défendus dans leur langue comme les y autorise l’article 39/5 du traité de Lausanne, traité fondateur de la Turquie républicaine, il envoie, en tant qu’observateur, son vice-président Süheyl Batum, un homme qui proclama à grand renfort de trompettes que les Kurdes ne pouvaient trouver rien de tel dans ce traité. Quant à Kemal Kiliçdaroglu, son président, on le retrouve à louer le fait que l’armée turque soit stationnée à Chypre depuis 1974. Qu’à cause de cela, nous soyons devenus la tête de turc de tout le monde, ça n’est pas son affaire.

Ces dirigeants, c’est encore autre chose. Un coup de sang pour un monument dans la ville de Kars et hop, ordre de l’abattre. Non mais, mon cher premier ministre, tu ne souffrirais pas d’un diabète de classe inconnue par hasard ? Qu’est-ce qui te sépare maintenant des Talibans qui dynamitèrent les statues des Bouddhas de Bamyan en 2001 ? Et pire encore, qu’est-ce qui te différencie d’un Melih Gökçek [maire AKP d’Ankara] lançant un fameux “sur de l’art comme ça, moi je crache” ?

Les Talibans avaient interdit l’alcool. Chez nous, c’est le règlement portant sur l’Autorité d’Organisation des marchés de l’alcool et du tabac (TAPDK) qui vient de sortir. Tout le monde est en panique, à commencer par le secteur de la restauration. Comment un gouvernement peut-il s’en prendre au mode de vie de tous ceux qui l’ont soutenu parce qu’il agissait justement, notamment lorsqu’il oeuvrait courageusement et positivement à l’éradication de la tutelle militaire sur le pays ? Si ça continue de la sorte, il te restera quoi comme soutien, hormis une équipe d’imams et de bigots ? Et comment envisager une nouvelle constitution avec de telles dispositions mentales ?

Un vol de jet en l’honneur de nos hôtes

Alors que la principale cause de pourrissement de nos relations avec l’UE, l’ouverture de nos ports aux navires chypriotes grecs, revient tout en haut des agendas, on invite Papandreou, le premier ministre grec à Erzurum, celui-ci vient, malgré son opinion publique, mais il n’en ressort qu’une brouille. “Ne m’en veuillez pas, mais c’est toujours à la Turquie et à Chypre du nord de faire des concessions ! Si tu veux régler un problème, tu t’assiéras à la table des négociations et ensemble nous trouverons une solution équilibrée”, lance Erdogan. Pourquoi ? Parce qu’au même moment, on a fait passer 8 jets turcs au-dessus de l’île aux ânes, une île de 100 maisons appartenant à la Grèce. Parce que l’opinion publique grecque a vivement réagi et qu’ainsi pressé, son premier ministre s’est dressé, demandant ce qu’on voulait ainsi prouver. Et donc Erdogan a répondu...

Bien évidemment, de là nous en venons tout droit à l’état-major des armées turques. Primo, il déchaîne la presse grecque lorsque son premier ministre est reçu à Erzurum. Deuzio, il répond directement à Papandreou, en lieu et place des affaires étrangères, depuis son site Internet : “Un hélicoptère grec a violé notre espace aérien durant 11 minutes.” Le tableau général, c’est le quotidien Taraf qui le brosse dans un article intitulé “L’état-major, coutumier du fait” : durant l’année passée, Erdogan et Papandreou se sont rencontrés à quatre reprises, et, à trois de ces occasions, des F16 turcs ont survolé les îles grecques avant qu’ils ne soient pris en chasse par des intercepteurs grecs. C’est dans ce contexte que Kiliçdaroglu, le leader du CHP, arrive comme une fleur et déclare : “l’armée turque n’est pas une force d’occupation à Chypre”.

Individualisme et égoïsme

On n’en finit plus d’écrire. A sa façon aussi, l’université est étrange dans ce pays. Un étudiant s’est levé un matin et s’est dit : “Je vais faire un film porno en guise de travail de fin d’étude. Ça aurait été plus tranquille à la maison mais je me servirai du studio de la fac parce que je veux voir les limites de la liberté académique.” Mon garçon. Tester ainsi la liberté académique, c’est dire que la question ne se pose plus qu’à toi et au porno, qui est fondé sur l’humiliation de la femme. Si tu veux tester la liberté, les Kurdes et les non-musulmans ont suffisamment de problèmes. Si tu ne veux pas que ce soit ethnique mais bien sexuel, alors penche-toi sur ce qu’endurent homosexuels et transsexuels. Et puis, le voilà parti donner une interview au magazine Tempo avec l’actrice principale de son film.

Le jeune peut toujours verser vers les extrêmes. C’est la grandeur de la jeunesse et c’est bien qu’il puisse ainsi déraper parce qu’en vieillissant, il deviendra plus conservateur. Mais c’est au professeur de lui dire jusqu’où il peut aller. Parce qu’en voulant être un individu, le jeune devient égocentrique ; elles viennent de là, du “je m’affirme en tant qu’individu”, les cantines asphyxiées par la fumée de cigarette. Dans cette affaire, le professeur ne doit pas autoriser telle fantaisie au nom de la liberté académique. Mais on peut en débattre. L’incontestable scandale, c’est ce qu’a fait la nouvelle direction de l’université : mettre trois professeurs à la porte et, sans se poser de question, déposer une plainte auprès du procureur.

Quelle est-elle cette université ? C’est l’université Bilgi d’Istanbul, la même qui était entrée dans la légende en nous accueillant héroïquement, dans le contexte lamentable de 2005, lors de la conférence sur les Arméniens de l’Empire ottoman pour laquelle le ministre de la justice de l’époque, Cemil Ciçek, déclara que nous “les avions poignardés dans le dos”. Cette même conférence à l’entrée de laquelle Erdal Inönü [ Fils du second président de la république turque, figure politique, morale et respectée d’une social-démocratie quasi inexistante en Turquie] lui-même fut victime de jets d’œufs. Cette “action pour la liberté” avait commencé là-bas. Mais je m’arrête, le dégoût me monte. J’ai parlé de légende, d’épopée, je finirai par là.

Epopée - Tragédie

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Hrant Dink

Il y a quatre jours le 19 janvier- je me console en me disant qu’il a échappé à tout cela en mourant- cela fit quatre ans, déjà, qu’on assassina mon ami, mon frère Hrant. Hrant Dink. Alors qu’on évoque la possibilité que Samast, son meurtrier, puisse à son tour bénéficier des mises en liberté qu’accorde la justice turque à tour de bras ces derniers temps, lisez l’épopée tragique intitulée “Hrant”. Cette extraordinaire biographie dans laquelle le premier acte intitulé “Hrant le Khent (fou en arménien)” tient lieu d’épopée, et le second, “Hrant le Baron (seigneur en arménien)”, de tragédie. L’auteur s’est effacé du livre. Seuls parlent les gens les plus proches de Hrant. Et puis, le moment venu, interviennent les écrits de Hrant selon l’époque concernée.

Hormis les phrases de présentation de chacun des actes, Mme Tûba Çandar n’apparaît qu’en toute fin de l’ouvrage, et, en une demi-page, entre sur scène et clôt la représentation, selon le modèle exact du chœur qui, dans la tragédie grecque, incarnait la conscience sociale. La fin de la tragédie est donnée dès le début : regarder, toucher, voir, savoir, mourir. Incroyable coup de ciseau que celui d’une écrivaine sachant ainsi dépecer tous ces témoignages avant de les assembler à nouveau sur le mode de l’épopée tragique et de livrer sa création.

Et combien de choses ont ignoré même ses plus proches ? Lorsque son joueur de père et sa mère tyrannisée (elle finira par se suicider) se disputent une nouvelle fois, Hrant, l’aîné (7 ans), fugue. Les deux autres garçons le suivent. Trois jours plus tard, la police les retrouve dans une cabane de pêche, tous les trois contorsionnés dans une caisse de pêcheur. Affamés, assoiffés, tout tremblotants.

Comment ces trois frères restent en vie grâce à l’orphelinat arménien. Comment s’en vont-ils vendre, durant les matches, des sacs en papier qu’ils ont eux-mêmes confectionnés alors que leur mère cousait des boutonnières à la pièce. Comment avec les avances de leur premier travail, ils vont se lancer dans le marketing, la photographie, puis la papèterie. Comment, sur ces entrefaites, Hrant va-t-il épouser Rakel qu’il a connue à l’orphelinat et dont il s’est épris. A l’époque du mariage il a 23 ans, elle 17. Comment, grâce à ce mariage, il réchappe à une fin certaine comme celle de son meilleur ami du lycée, Orhan Bakir (Armanek Bakırcıyan) qui a pris le maquis. Comment il passera d’une minuscule papèterie à deux immenses librairies en prenant des risques insensés, en sachant inspirer la confiance. Comment il crée Agos, son hebdomadaire, comment devient-il le porte-parole des opprimés Arméniens d’Anatolie face aux nantis Arméniens d’Istanbul. Et comment les choses commencent à s’emballer lorsqu’il dévoile que Sabiha Gökçen, fille adoptive de Mustafa Kemal et célèbre aviatrice, s’appelait en fait Hatun Sebilciyan...

Efforcez-vous de comprendre

Lors de cette déchirante cérémonie à l’église, le Patriarche Mesrob dit, en s’appuyant sur ce que lui avait confié Rakel, que vers la fin, Hrant s’était mis à croire. Nous écoutâmes, c’était le rituel.

Le plus marquant d’une épopée tragique reste la fin, bien entendu.
Dans des textes que ses amis proches, et j’en suis, n’avaient pas lus, alors que “l’angoisse de la colombe” devenait insupportable, Hrant revint à son enfance.
“Oui, vous, mes compagnons de gauche, mes frères athées, ne me jetez pas la première pierre si je fredonne un peu le 23e psaume de David ici. Efforcez-vous de comprendre... Comprenez désormais... J’en ai besoin”, dit-il avant de commencer à psalmodier ce passage des Psaumes qu’il avait appris par cœur dans la Bible, lorsqu’il était enfant.

Un ami proche ne peut plus se tenir, déjà a-t-il cédé par moments tout au fil de cette histoire, mais là, désormais, il n’en peut plus et déraille pour de bon, verse des torrents de larme, se meurt de honte, quasi implorant, se disant à lui-même : mais comment avons-nous pu ne pas voir, alors qu’il en était arrivé là, comment avons–nous pu ne pas percevoir la solitude de cet enfant, était-il indispensable qu’il se plaignît ouvertement, comment avons-nous pu le laisser se noyer, s’anéantir ainsi, nous n’aurions certes pas pu empêcher qu’il fût massacré mais n’aurions-nous pas pu empêcher qu’il souffrît autant...

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